Échanger quelques mots avec des inconnus, dans le train ou dans la rue, ne va pas résoudre la faim dans le monde… Mais cette pratique qui peut sembler d’un autre âge pourrait bien nous sauver de l’ultramoderne solitude, de la culture de la peur de l’autre, contribuer à renforcer le sentiment d’appartenance et de reconnaissance et simplement nous rendre plus heureux.
Parler avec des inconnus: instant de grâce ou truc d’hurluberlu?
L’autre jour, dans un bus entre Neuilly et Paris, une vieille dame très NAP et un algérien d’une quarantaine d’années entament une conversation. Evidemment, quelques clichés viendront s’immiscer – “ça doit être difficile de vivre en Algérie, mais c’est un beau pays” ou, “et vos sœurs, elles ont fait de beaux mariages?” vite recadrés d’ailleurs “ouais, mais vous savez, l’une est médecin et l’autre est avocate”). Mais l’espace d’une dizaine de minutes, une jolie conversation à bâtons rompus s’installe et ce qui se remarque le plus, c’est l’envie mutuelle de papoter et de se découvrir. Un instant de grâce dans un monde de plus en plus méfiant de l’altérité, que j’observe avec bonheur et qui me tiendra chaud toute la journée.
Pourtant, nous avons des freins à parler aux étrangers dans la rue et inversement tendance à cultiver “l’inattention civile”, selon le terme du sociologue Erving Goffman, qui consiste à croiser le regard des passants dans la rue jusqu’à une distance de 2,50m, en deça de quoi on baisse les yeux, un peu comme en voiture, quand on passe des phares aux codes. Une façon de reconnaître l’existence de l’autre dans l’espace que nous occupons en même temps, ce qui est déjà une interaction en soi, mais qui se limite à ça. Et ce rituel qui a le bénéfice de maintenir l’intimité personnelle mène aussi à l’isolement, à l’invisibilité, au sentiment de vis anonyme et impersonnelle, en particulier dans les grandes villes.
Nous avons des freins à parler aux autres dans les transports et dans la rue, d’abord par crainte du jugement et du rejet, de passer pour l’hurluberlu du train de 8h15, mais aussi par crainte de l’importun de l’ennuyeux, de la conversation de salon de coiffure, ou encore par peur tout court de cet inconnu que l’époque rend si potentiellement malintentionné. Deux raisons inattendues s’ajoutent à cette liste, révélées par une étude intitulée Mistakenly seeking solitude, parue dans le Journal of Experimental Psyhology:
– Nous sous-estimons aussi le plaisir que nous allons prendre à la conversation, lorsque nous n’avons pas l’habitude de papoter avec de parfaits étrangers.
– Nous sous-estimons l’envie que les autres ont d’interagir et de se sentir connectés.
A ce jeu-là, tout le monde évite d’engager la conversation, même quand on en a envie alors que la même étude montre que nous apprécions bien plus nos temps de transports lorsque nous papotons avec nos contemporains, y compris lorsqu’ils nous sont étrangers.
Il y a quelques années, je m’étais fixé le défi de parler aux inconnus dans la rue non par timidité, mais parce que quand je marche, je suis souvent en mode oursitude concentrée sur les sujets qui me font réfléchir, ce qui me donne l’air aussi ouvert et accueillant qu’une sous-préfecture un dimanche de novembre. J’ai découvert comme ça que les gens sont beaux, que les gens sont intéressants, fragiles, pleins de gentillesse, d’envie de contact et finalement heureux de ces instants d’éternité lové au cœur du présent. Je suis devenue un peu moins ours.
Heureuses “intimités passagères”
En 2011, j’avais publié un billet dans lequel je vous racontais le plaisir que je prenais à parler à ces inconnus et les bienfaits de ces instants précieux. Dans cette conférence TED, Kio Stark les appellent “intimités passagères”, un joli terme pour des moments qui ressemblent parfois à de la pure poésie.
Cette vidéo m’a donné envie de revenir sur ce sujet, tant le fragile lien social gagne à être renforcé par tous les moyens à notre portée. Et celui-ci a du sens, car ce qui se passe lorsque nous croisons un inconnu, et encore plus lorsque nous lui parlons a une force surprenante:
“Mon obsession est de parler à des inconnus. Je croise leur regard, je dis bonjour, j’offre mon aide, j’écoute. J’entends toutes sortes d’histoires. Il y a sept ans, j’ai commencé à documenter mes expériences pour essayer de comprendre pourquoi. J’ai découvert que quelque chose de magnifique avait lieu. C’est presque poétique. C’étaient des expériences très profondes. C’étaient des plaisirs inattendus. C’étaient de vrais liens émotionnels. C’étaient des moments libérateurs.”
Des bienfaits de parler aux inconnus
Kio Stark, qui a compris à quel point nous sommes des foules sentimentales, encourage à parler aux inconnus en nous appuyant sur nos sens plutôt que sur nos peurs pour plusieurs raisons:
– Dépasser les préjugés : selon elle, nous avons tendance à catégoriser au premier coup d’oeil “Nous voyons : homme, femme, jeune, vieux, noir, marron, blanc, inconnu, ami et nous utilisons les informations de ces boîtes. C’est rapide, c’est simple et c’est la route vers les préjugés”. Parler, ne serait-ce que quelques secondes, permet de dépasser ces préjugés, et l’exemple de Mamie Neuilly-Auteuil-Passy et de l’Algérien de passage à Paris le démontre.
– Une expérience forte : Papoter un instant avec quelqu’un qu’on ne connaît pas génère selon Kio Stark une expérience pleine de sens et qui résonne en nous, un sentiment positif fort, comme “mon sentiment d’appartenance à une communauté quand je parle à quelqu’un dans le train en route vers mon travail.”
On peut ajouter d’autres bénéfices, tant la magie de ces quidams croisés et que nous intégrons à notre espace le temps d’un instant
– La bonne humeur : les études qui se sont penchées sur les conséquences des micro conversations avec des inconnus ont un point commun, le plaisir que les personnes ont pris à papoter et leur effet positif sur l’humeur. Il y a de la joie dans ces bonheurs minuscules !
– Nourrir le sentiment d’appartenance : ces intimités passagères sont des interactions sociales à part entière, qui nourrissent notre besoin fondamental d’appartenance et participent du sentiment d’être heureux, comme l’explique cette étude Minimal Social Interactions Lead to Belonging and Positive Affect, qui a exploré les conversations courtes avec ceux qui nous fournissent un service: vendeurs, barmen, cassiers etc.
– Construire des ponts et accéder à la diversité: nous avons tendance à nous cantonner à des périmètres relationnels assez restreints et constitués de personnes avec qui nous avons au moins un point commun avéré. Sortir de nos territoires habituels est aussi une façon d’élargir ses horizons, de voir d’autres façons d’être, de faire, de vivre, de penser. De quoi enrichir notre connaissance de l’être humain : de ses bizarreries, ses motivations, ses aspirations, ses besoins. Et au passage nous rendre compte que nous sommes à la fois si différents et si semblables.
– Cultiver l’ouverture, l’accueil de l’autre: j’avais un copain qui racontait souvent ses conversations avec des inconnus, voisins dans le TGV ou dans un avion et j’étais toujours surprise par le sentiment de facilité qui se dégageait de ses récits: moi, personne ne venait me parler dans les transports. J’ai pris conscience en le faisant que c’était ma propre fermeture aux autres qui ne leur donnait pas envie de venir bavarder avec moi. Parler avec des inconnus, c’est partager de la chaleur, accorder de l’attention, de l’importance.
– Nourrir le besoin de reconnaissance: dire quelques mots à des inconnus, c’est reconnaître leur existence, les rendre visibles et comme dirait Edgar Morin, s’assurer que le je de l’empathie, de la sympathie et l’emporte que le je de la colère, de l’inquiétude et de la méfiance.
– Se dévoiler sans crainte: il semblerait que nous soyons plus enclins à nous confier à un étranger qu’à un proche, selon Marius Luis Small, socologue à Harvard, parce que nos proches pourraient être concernés par nos soucis et aussi parce que nous craignons la comparaison et aimons croire que nous nous débrouillons mieux que nos proches. Une autre version de la force des liens faibles, dit cet article du Guardian.
– Nourrir l’estime de soi et la confiance en soi: lorsque nous parlons avec des inconnus, le sentiment d’avoir dépassé ses propres limites et craintes associés au sentiment d’être intéressant et du plaisir de s’intéresser, tout cela est bon pour l’estime de soi de toutes les parties concernées;) D’autre part, savoir que l’on est en mesure d’aborder des inconnus dans la rue permet de gagner en confiance en soi.
Des vitamines mentales relationnelles à disposition
Au final, ces micro conversations sont des vitamines mentales relationnelles et la bone nouvelle, c’est que nos vies ne manquent pas d’occasion de croiser de parfaits inconnus.
Nul besoin d’être un extraordinaire extraverti bourré de confiance en soi décomplexée pour parler aux inconnus. D’ailleurs, chacune des personnes que nous connaissons a été une inconnue avant de faire partie de nos cercles d’amis et de connaissances et pourtant, nous avons réussi à entrer en contact avec elles.
Il suffit d’oublier un instant ses craintes et de chercher un sujet pour entamer la conversation. Et Kio Stark a quelques conseils à nous donner pour rendre l’affaire plus fun et plus décontractée, en commençant par insister sur cette règle non écrite que nous prenons pour une vérité universelle et qui donc, apparemment, ne concerne pas que les Parisiens vus depuis ailleurs que l’Ile de France: personne ne se parle dans le métro. Nous nous conformons à ces pseudos vérités et oublions qu’en réalité, il est facile de parler aux étrangers. Elle propose ainsi plusieurs options:
– Dire bonjour aux gens croisés, comme ça, rien que pour voir les réactions. La plupart du temps, vous n’entrerez pas en conversation, mais vous pourrez entrevoir l’envie de contact de nos contemporains.
– La triangulation : “Vous êtes ici, l’inconnu est là, il y a une troisième chose que vous voyez et dont vous pourriez discuter, une œuvre d’art, quelqu’un qui prêche dans la rue ou quelqu’un portant des habits marrants. Essayez. Commentez cette troisième chose et voyez si ça lance la conversation.”
– Le compliment: il est assez simple de trouver un élément à complimenter et Kio Stark recommande les chaussures car, assure-t-elle, tout le mode adore parler de ses super chaussures!
– Le principe de l’intermédiaire, qui est une autre version de la triangulation: le chien ou le bébé sont des canaux faciles pour engager une conversation (imaginez la force du bébé chien^^).
On pourrait aussi ajouter le fait de se montrer disponible à des conversations possibles en levant le nez de nos smartphones, en retirant nos écouteurs et en étant davantage présents au monde qui nous entoure.
On peut aussi répondre volontiers aux gens qui nous parlent, offrir spontanément de l’aide à ceux qui, visiblement, cherchent leur chemin et choisir une façon positive d’aborder les gens: l’autre jour, je pédalais mollement près du Hameau de la Reine quand cette dame très Versaaaaailles me désigne le clebs en liberté venu renifler le derche de son sac à puces et s’indigne “Non mais quand même, les gens pourraient tenir leur chien en laisse, c’est quand même mal élevé, hein?”, le tout d’un ton offusqué et suffisamment fort pour que la propriétaire entende. La classe. Je lui ai répondu la seule chose qui m’est venue: “Je vous propose de le dire directement à la propriétaire, plutôt que me prendre à parti”. Ca n’a pas été un instant précieux;)
Voici deux billets contenant quelques éléments pour pépier et jaser en toute sérénité avec tous les inconnus que vous voulez:
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Répondre au besoin de reconnaissance
Répondre à son besoin d’appartenance sociale
Aller plus loin
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