La colère est en apparence une émotion simple qui transcrit la frustration face au franchissement d’une limite et le besoin de se faire entendre. Cependant, elle sert parfois aussi de masque à d’autres émotions, plus difficiles à exprimer et du coup vite reléguées dans les oubliettes de nos besoins. Au détriment de la relation, qui risque d’y laisser des plumes. Voici une petite étude de cas.
Se bouffer le nez plutôt que de se montrer vulnérable
Sylvie et Patrick sont associés et co-dirigent une entreprise. Tous deux s’étaient réjouis de cette collaboration: ils s’apprécient, ils ont une vision commune forte de leur métier comme de l’avenir de leur entreprise et estiment avoir beaucoup appris l’un de l’autre lorsqu’ils étaient salariés de la même boîte. Ils se reconnaissent autant de compétences professionnelles que de qualités personnelles.
Seulement voilà: la mise en binôme n’a pas grand chose d’une lune de miel professionnelle: ils se heurtent sans cessent l’un à l’autre et semblent avoir l’art de se pousser mutuellement les boutons à colère. D’accrochages en engueulades, les frictions régulières ont donné lieu à des explications, des changements, des efforts de part et d’autre, des améliorations, mais aussi beaucoup d’agressivité, d’accusations, de rejet de responsabilité. Sylvie a beau savoir qu’il s’agit là du recours de ceux qui ne savent plus comment s’y prendre, un dernier conflit, parti d’un détail, mais plus virulent et durable que les précédents, a eu raison de son envie de les dépasser. Au final, elle est à bout et veut se retirer de l’entreprise, même si elle doit y laisser des plumes autant financières que morales, tant son sentiment d’échec est grand.
Pourtant, entre deux accrochages, ils s’entendent sur beaucoup de choses, autant sur le plan stratégique que sur la vie de leur entreprise au quotidien. De plus, celle-ci est florissante d’une part et source de beaucoup de satisfaction d’autre part, ce qui les pousse depuis plus d’un an à persévérer et à chercher des solutions à leurs agacements mutuels et respectifs.
Les émotions paravents
Leur exemple est sans doute un peu extrême. C’est la première fois que je rencontre autant d’affection professionnelle mélangée à une colère si manifeste. Cependant les conflits entre associés sont fréquents et à l’origine de par mal d’échecs entrepreneuriaux. De même, la colère exprimée entre collègues d’une même entreprise peut être à l’origine d’une amplification de l’animosité plutôt qu’une résolution du problème.
D’autant plus lorsque cette exaspération mutuelle est un paravent derrière lequel se cache d’autres émotions, comme la peur et la tristesse, qui nous sont parfois beaucoup plus difficiles à accepter et à exprimer. Car nous avons, dans ce cas, tendance à montrer les crocs plutôt qu’à accueillir l’émotion et de se montrer – du moins le croyons-nous – vulnérable, imparfait, faillible. Un peu comme le chien qui grogne en montrant les dents, parce qu’il a peur.
La colère du (faux) battant
Plus ou moins sans s’en rendre compte, notre société hiérarchise les émotions en fonction de ses croyances. Dans le monde impitoyable du travail, tristesse et peur sont souvent considérées comme des faiblesses à cacher, alors que la colère est perçue – à tort, hein, on est d’accord – comme de l’affirmation de soi, l’expression du battant qui s’impose au lieu de céder à des émotions de loser qui n’ont pas leur place dans la vie moderne et contre lesquelles on lutte:
- On étouffe la tristesse à coups de médicaments dans un monde où le bonheur, avec tout ce qu’il a de permanent et d’absolu, est la nouvelle injonction de ceux qui ont tout compris à la vie.
- On remise la peur, badge ridicule de nos limites, dans les recoins les plus reculés de notre cerveau, émotion indigne d’un winner über performant et plein d’une assurance sans faille, en l’accusant d’être irrationnelle, infondée, imaginaire.
Mais à dévaloriser et à refouler nos émotions de la sorte, il faut bien que le malaise s’exprime d’une manière ou d’une autre, et lorsqu’il choisit de passer par la colère, toutes les parties prenantes peuvent y perdre leur latin et échouer à se déchiffrer mutuellement.
Autant certaines colères simples sont saines et permettent d’avancer (voir Rôle des émotions: comprendre la colère), autant lorsqu’elle est le paravent de la tristesse ou de la peur, elle devient un mode de défense qui peine à obtenir les résultats recherchés, comme dans le cas de Sylvie et Patrick.
La colère paravent, réponse à une double menace
On se bat alors contre une double menace: celle de la situation qui a initié l’émotion, puis celle du regard de l’autre, qui pourrait entrevoir une vulnérabilité confondue avec une faiblesse, et pourrait bien en profiter. Se mettre en colère nous évite alors de reconnaître la véritable émotion derrière le masque du hargneux atrabilaire, vis-à-vis de l’interlocuteur, bien évidemment, mais aussi vis-à-vis de nous-même:
- “C’est inadmissible, tu avais une deadline, tu aurais pu la respecter!” qui signifie en réalité “avec ta contribution en retard, j’ai peur de ne pas boucler en temps et en heure… et de me prendre une avoinée, alors je t’en passe une”
- “Tu te rends compte, ce que tu m’as dit en réunion, c’est intolérable de me parler comme cela” qui signifie en réalité “j’en ai ressenti beaucoup de peine mais je ne vais pas te la montrer, pas question que tu profites de ma fragilité, alors je m’indigne”
La colère masque du masque du même-pas-peur, même-pas-mal
Elle devient alors un moyen de crier “même pas peur, même pas mal”, alors que justement, la situation a déclenché des craintes ou une certaine forme de tristesse. Ainsi, lorsqu’on entend Sylvie raconter son histoire, la colère suinte de tous ses mots dans la tension avec laquelle elle la narre. Elle pointe tellement fort qu’on ne voit ni le désarroi, ni la tristesse, ni la fatigue qu’elle dit ressentir. ET mise face à cette contradiction, elle comprend mieux les réactions de Patrick: lorsqu’elle finit par tenter d’exprimer de lui exprimer ses vrais sentiments, après de véritables scènes de ménage professionnel, ils ne montrent pas de cohérence avec son expression verbale ou non verbale.
L’agacement n’est jamais loin dans son ton, dans ses gestes tendus, dans ses mots coupants et lorsqu’elle cède enfin à la tristesse, l’abandon soudain, après tant de tension, ressemble à un jeu de pouvoir. Il n’est pas tellement surprenant alors que Patrick réagisse peu favorablement d’une part et s’imagine être consciemment manipulé d’autre part.
Pourtant, il n’y a pas chez Sylvie de volonté de manipulation, il y a une incapacité à exprimer ses véritables sentiments et en particulier sa peur du manque de reconnaissance et sa tristesse… de ne pas parvenir à s’exprimer. Incapacité à les exprimer autrement que déguisés en ninjas émotionnels prêts à en découdre. Et ce par peur de se montrer plus fragile et plus légère que son image de professionnelle à forte personnalité pourrait laisser croire. Elle dissimule sa crainte de ne pas être entendue, prise en compte, respectée, sa crainte d’être jugée, derrière une agressivité rassurante… uniquement pour elle.
Le terrain d’entente des vrais sentiments
Sylvie a choisi de chercher les moyens de s’autoriser à exprimer ses vraies émotions sans passer par la colère. Et comme ses réaction émotionnelles ont une origine familiale profondément ancrée, il nous a semble qu’il était nécessaire de le faire au travers d’un travail en psychothérapie. Quant à Patrick, il nous est difficile d’analyser sa situation sans avoir son point de vue. D’après Sylvie, il a tendance à se murer dans le silence entre deux invectives, sans exprimer ce qui le préoccupe vraiment: il a peut-être besoin de clarifier et d’admettre ses propres craintes d’abord pour lui-même, pour être en capacité de les dire ensuite.
Tous deux ont besoin d’apprendre que, au creux de leurs énervements respectifs et mutuels, le sentiment d’impuissance à s’extirper d’une situation ou à se faire entendre est essentiellement le reflet de leurs peurs respectives et qu’ils peuvent dessiner un terrain de compréhension mutuelle, dans lequel chacun sera en mesure de donner à l’autre ce dont il a besoin. Le chemin sera sans doute long pour eux deux, si la rupture professionnelle n’est pas totalement consommée, parce qu’ils ont généré des croyances tenaces autour des réactions de l’autre, mais il n’est sans doute pas infaisable.
En conclusion, lorsque nous jouons les coqs de combat, avec toutes les armes anti relationnelles de la panoplie: arrogants lecteurs de la pensée de l’autre, interprètes agressifs de ses mots, qui tombent vite dans la généralisation abusive, la dévalorisation ou le jugement, nous finissons souvent par avoir recours à des trucs infaillibles pour se pourrir la relation. Nous voilà rejouant un Karpman sinistre où les coups de becs pleuvent et chacun n’en finit plus de ne pas être entendu. Les deux risquent bien de finir au tapis, si à aucun moment ils ne décident de faire confiance à l’autre, de baisser la garde et d’exprimer leurs vrais sentiments. Et comme ces trois éléments ne sont pas facile à mettre en place en plein conflit ouvert, voici comment procéder:
Voir aussi
Rôle des émotions: tristesse et manque affectif
Quand la colère compromet la réussite de nos objectifs
5 pistes pour gérer le sentiment d’impuissance
Job idéal & vitamines mentales: Florence et la lecture émotionnelle
15 trucs infaillibles pour ne pas obtenir ce que l’on demande
La lecture émotionnelle au service des relations
Relations: silence, on boude!
Emotions et culpabilisation
Emotions et bienveillance
Aller plus loin
Vous voulez construire, développer et entretenir des relations professionnelles saines et réjouissantes? Pensez au coaching. Pour tous renseignements, contactez Sylvaine Pascual au 01 39 54 77 32
1 Comment