La quête du bonheur/plaisir au travail a enfin trouvé sa place au centre des préoccupations managériales et c’est tant mieux. Même si pour l’instant, les initiatives sont timides, elles se multiplient d’une part et la réflexion autour de la thématique s’amplifie. Mais cette quête peut-être comme les ronces au bord du chemin: on y voit des mûres annonciatrices de savoureuses confitures mais si l’on y prend pas garde, on s’y pique et on y bouffe des fruits rabougris et décevants d’acidité. Explorons les mythes et réalités du plaisir au travail.
Les fausses images du plaisir au travail
Aujourd’hui, l’entreprise libérée, les entreprises « où il fait bon travailler » et les coachs comme moi proposent du bonheur de partout ou a minima, dans mon cas, du plaisir au travail car décidément, je n’arrive pas à m’approprier le terme bonheur. Encore faut-il s’entendre sur ce que cela signifie réellement, car trois tendances font parfois l’objet d’ une image fausse faite de malhonnêteté intellectuelle, de promesses vides, donc d’attentes vaines et de déception annoncée :
- Les marchands de bonheur qui, pour vendre leurs produits, en vantent des bénéfices miraculeux, histoire d’offrir plus plus et mieux mieux mieux que la concurrence.
- Les médias qui aiment bien user de superlatif histoire d’attirer le chaland (ainsi les entreprises du classement happy at work devenues “les meilleures entreprises pour vous épanouir” ou “les meilleures entreprises ou travailler”)
- Les anti bonheur qui, en vertu du principe que pour noyer son chien, on l’accuse de la rage, dogmatisent histoire de mieux dénoncer les dogmes et relayent des promesses vides histoire de mieux dénoncer leur vacuité.
Il en résulte des discours surprenants d’inexactitude qui promettent veaux, vaches et cochons professionnels, exagérés, à côté de la plaque, voire carrément mensongers, brefs, des mythes. Des croyances fausses et criticables, une image déformée et déconnectée de la réalité s’ancrent au détriment de ce que nous pouvons réellement en attendre. Une chienne n’y reconnaîtrait pas ses petits, le bonheur au travail devient une obscure nébuleuse dont il vaut mieux se méfier.
Le psychologue Ron Friedman, spécialiste de la motivation et auteur du livre The Best Place to Work: The Art and Science of Creating an Extraordinary Workplace, a identifié et démonté 5 de ces mythes liés aux Great places to work, ces entreprises “où il fait bon travailler” et qui ne produisent peut-être pas le bonheur qu’on imagine. S’il s’agit ici de concepts collectifs et managériaux, ces mythes sont transposables au plaisir au travail qui, lui, est individuel, même s’il s’inscrit nécessairement dans une dimension collective. Je m’en suis donc inspirée pour vous proposer quelques mythes liés au job crafting et à la recherche du plaisir au travail, qui sont au cœur de ma pratique:
Mythe N°1 – Rechercher plaisir et bonheur au travail : une quête individualiste
Une recherche de plaisir au travail qui s’inscrirait uniquement dans une satisfaction individuelle, peu intéressée ou concernée des autres se serait, en quelque sorte trompée de porte. Si l’expérience du plaisir, comme de toute émotion, est individuelle, en faire un désir individualiste, c’est oublier qu’à moins de s’appeler Siméon, la plupart de nos actions, tâches et missions professionnelles incluent d’autres que nous, nous inscrivent dans une mosaïque d’interactions, d’appartenances et de relations. Les négliger plongerait rapidement dans une
Lorsque l’on parle plaisir au travail, le sens n’est jamais loin. Or il implique une dimension de contribution, de bien ou de but commun, de valeurs partagées. Difficile donc d’ignorer les autres. Ce qu’ils font pour nous peut-être, mais aussi et surtout ce que nous faisons pour eux.
D’autre part, le plaisir au travail n’est pas un repli sur soi auto-complaisant et auto-satisfait, il ne peut exclure les liens qui nous unissent à nos interlocuteurs professionnels et nos interactions avec eux, sans générer rapidement frustration et conflits. Il ne peut se construire au détriment de l’autre sans déclencher tensions et antagonismes et donc sans se détruire lui-même.
La confusion vient aussi parfois de la définition de l’autonomie, identifiée comme l’un des trois piliers de la motivation et du plaisir au travail par les chercheurs Edward Deci et Richard Ryan. Elle ne signifie pas le repli sur soi ou l’excès d’indépendance, bien au contraire, comme l’explique Jean Heutte :
« L’autonomie réfère au sentiment de se sentir à l’origine ou à la source de ses actions, de sorte qu’elle est en congruence avec elle et qu’elle l’assume entièrement (deCharms, 1968 ; Deci & Ryan, 1985). Cependant, agir de façon autonome ne veut pas dire agir seul : il convient de bien distinguer l’autonomie et l’individualisme. Nous serions même tenté de dire que paradoxalement, il est presque impérativement nécessaire d’être avec d’autres pour ressentir réellement son autonomie, notamment quand il sera possible de percevoir qu’ils respectent nos choix, même s’ils ne les partagent pas. »
Redévelopper le plaisir au travail comprend la (re)découverte de comportements prosociaux comme l’entraide et la solidarité, la gentillesse, la bienveillance, la reconnaissance etc. En d’autres termes, sans inclusion des autres dans la notion de plaisir au travail, c’est celui-ci qui est directement exclus. Voir aussi
Mythe N°2 – Le plaisir au travail c’est rechercher un bonheur égal et sans heurts
Les gens de bonne humeur sont plus sociables, définitivement plus agréables que pisse-vinaigres et saules pleureurs, et ils sont aussi plus collaboratifs et plus performants. Dont acte. Et en même temps, le bonheur sans heurts, paisible et stable, la zénitude heureuse détendue du zygomatique malgré vents et marées, voilà des promesses de pochette surprise qui n’ont rien à voir avec la vraie vie!
La vie professionnelle n’est pas une partie de canotage sur une mer éternellement d’huile. Elle est faite de hauts et de bas, d’urgences, de coups durs, de beaux accomplissements, de satisfactions et d’épreuves et s’y imaginer débarrassé(e) de toute émotion désagréable est un espoir vain, une chimère génératrice de frustration, d’angoisse et de découragement. Donc d’émotions négatives;) De même, se croire en mesure de “maîtriser” ses émotions est un leurre, l’une des fausses promesses de l’intelligence émotionnelle. Les émotions étant une fonction naturelle, c’est comme chercher à maîtriser une envie de dormir ou de pisser. C’est rapidement la machine qui l’emporte! Si l’on peut réprimer une envie de passer Tartempion à la moulinette, lui et son attitude de gougnafier, pour traiter le problème de façon plus constructive, il s’agit là de maîtriser la conséquence de l’émotion, pas l’émotion en elle-même, qui intervient automatiquement et avant que nous ayons eu e temps de réfléchir. Voir:
Il ne s’agit donc pas d’éliminer ou de maîtriser les émotions pénibles au profit d’une félicité constante, mais de savoir savourer les émotions positives et traiter les émotions négatives. En d’autres termes, le renforcement du plaisir au travail consiste à:
- Multiplier les sources de plaisir, de satisfaction, de joie, de gratitude, d’attachement, d’enthousiasme (et de toutes les nuances émotionnelles qui participent du plaisir) autant dans les relations que dans la nature des tâches, des missions, l’environnement de travail, l’expression de nos appétences et de nos talents naturels, le sens que nous mettons sur notre vie professionnelle. Ce qui permet de compenser les déplaisirs d’une part et d’avoir suffisamment d’énergie pour les traiter d’autre part.
- Savoir traiter les émotions négatives lorsqu’elles surgissent, c’est-à-dire comprendre leur expression, identifier leur message et agir concrètement sur leurs déclencheurs.
Il n’est pas question non plus de se mettre des lunettes roses pour transformer sa perception du quotidien professionnel à coups de pensée positive, à l’instar de ceux qui voudraient nous faire croire qu’un peu de relaxation et hop ! Vous voilà destressés et prêts à supporter l’insupportable. C’est accepter que la vie professionnelle n’est pas toujours simple et savoir quoi faire en fonction de ce qu’elle nous mets sur la table. Voir aussi:
Mythe N°3 – Construire un environnement de travail sans conflit
Aaah le monde merveilleux dans lequel tout le monde il est gentil, tout le monde il est beau, tout le monde il s’aime tel qu’il est. L’acceptation de l’autre, inconditionnelle et dans toutes ses dimensions est l’une des belles promesses (vides) du développement personnel qui y voit la solution à un vivre ensemble délesté du poids des conflits, puisqu’alors on s’aiiiime.
Sérieusement ? On devrait aimer sans condition 7 milliards de bipèdes? Et en particulier, parmi eux, l’intégralité de ceux avec qui nous travaillons? Ces défauts qui déclenchent chez nous des réactions épidermiques, nous serions condamnés à les étouffer au profit d’une disposition de Saint-ceci-cela, patron de l’amour inconditionnel et universel? Au point de finir martyre?
Et par ricochet nous devrions refréner toute velléité d’exprimer une opinion qui pourrait être bousculante ou déplaisante, au risque de passer d’un simple désaccord à une confrontation inquiétante qui pourrait dégénérer en conflit ? Ce sont aussi les désaccords qui font avancer le monde, il convient de se méfier des absences de contradiction, des consensus immédiats, des unanimités qui donnent peu lieu à discussion: elles sont souvent le reflet de craintes relationnelles et de jeux d’égo et c’est comme ça que naissent les décisions absurdes et les immobilismes!
De la confrontation naissent les idées et l’amélioration des idées, comme l’explique Robert Branche dans un billet intitulé La confrontation est la soeur de la confiance:
“Parce que chacun d’entre nous est trop prisonnier de son expertise, de son passé, de l’endroit où il se trouve, pour avoir une vue complète et absolue ; parce que l’objectivité n’est pas de ce monde, que tout est contextuel, que seules les interprétations existent, et les faits restent cachés et obscurs ; parce que, sans confrontation avec le dehors, l’entreprise se sent, petit à petit, invulnérable, dérive, et se réveille, un jour, tel un dinosaure, déconnectée de son marché, de ses clients et de ses concurrents.”
L’harmonie d’un groupe ne réside pas dans son absence de conflit, de désaccord ou de confrontation, mais dans la façon dont elle les gère. Développer l’élégance et le panache relationnel, ce n’est pas se construire un monde professionnel formidable où tout le monde s’entend formidablement : c’est chercher à mieux comprendre l’autre avant de le juger et à interagir avec lui d’une façon plus constructive, apprendre à confronter nos idées et savoir sortir du conflit lorsqu’il pointe son vilain nez. Voir:
- Le paradoxe d’Abilène ou comment prendre des décisions absurdes
- Quand le bourre-pif devient collaboratif
- Collaboration, conflit et lecture émotionnelle
- La communication non violente
Mythe N°5 – Croire que le plaisir au travail, c’est faire plein de trucs fun
Tables de ping-pong chez les uns, murs d’escalade ou toboggan chez les autres, convivialité organisée à coups d’afterworks et de parties, les aménagements ludiques et divertissements semblent se multiplier, si l’on en croit les média. C’est probablement une bonne chose, dans la mesure ou ces nouveaux espaces de travail participent du bien-être des salariés. Seulement, parce qu’ils ont été abreuvés de ces exemples, ceux-ci finissent parfois convaincus qu’un entreprise qui ressemble à un parc d’attraction est la clé du plaisir au travail.
La confusion entre fun et plaisir au travail est très répandue et avoir la possibilité d’aller plonger dans la piscine à balles en mousse entre midi et deux, si elle peut avoir une influence sur l’ambiance générale et même le niveau de stress, n’a en revanche jamais eu le moindre impact sur la relation que le salarié entretient avec les tâches qu’il a à accomplir au quotidien. Or c’est justement là que se joue le sentiment de plaisir au travail: dans la relation à nos tâches quotidiennes, y compris dans l’interaction, dans l’expérience travail, pas à l’extérieur, aussi c’est peut-être plus de plaisir du travail ou de plaisir de travailler qu’il faudrait parler. Voir aussi:
Mythe N°6- Le plaisir au travail dédouane l’entreprise de changements managériaux
Les dénigreurs de la recherche de plaisir au travail pondent de l’affirmation à pseudo conscience sociale : ce serait une façon de dédouaner l’entreprise de toute démarche de management ou de gouvernance qui remettrait réellement l’humain au cœur de l’entreprise.
Je pense pour ma part qu’un salarié qui se met au job crafting pour gagner en plaisir au travail est un résistant. Il rentre en résistance contre un système qui le contraint et se libère de ce qu’il peut, en fonction d’une marge de manœuvre qui n’est jamais prévisible et souvent plus étendue que ce qu’on imagine. Il exerce ce pouvoir d’agir cher à Yves Clot au profit non seulement de lui-même, mais de tout son écosystème. Il parvient à moins le subir et davantage à l’adapter à lui-même et à ses besoins.
La recherche individuelle de plaisir au travail est donc une alternative à l’immobilisme managérial et organisationnel de l’entreprise, un moyen d’en minimiser les effets délétère sur l’individu, en attendant des jours meilleurs où elle se repensera en profondeur. Et pendant ce temps-là, c’est aussi une façon de redécouvrir que le travail au sens large peut être stimulant, intéressant, réjouissant et offrir toutes sortes de bénéfices.
D’autre part, même si la gouvernance et le management d’entreprise venaient à créer des conditions de travail plus favorable au bien-être au travail, il reste une part spécifique des besoins professionnels de chacun qui nécessite un traitement individuel et que seul le salarié peut en être à l’origine, car ces besoins étant singuliers, ils ne sont pas modélisables. Il est donc essentiel que chacun soit en mesure d’identifier et d’implémenter les adaptations de son poste à lui-même. Voir:
Ceux-ci sont les plus courants parmi les mythes liés au plaisir au travail, il y en d’autres qui gagneraient aussi à être détricotés, ce sera peut-être l’objet d’un autre billet, mais en attendant, j’espère qu’ils vous auront donné envie d’aller au delà des apparences et de réfléchir à votre propre plaisir au travail. Bon job crafting😉
Voir aussi
Les 7 ingrédients du plaisir au travail
Les talents naturels, passeport pour le plaisir au travail
Chroniques du plaisir au travail: halte à la morosité!
Bien-être et plaisir au travail: les compétences psychosociales
10 trucs pour augmenter le plaisir au travail et moins procrastiner
Aller plus loin
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Article utile pour éviter des malentendus… Il est d’ailleurs paradoxal que si on prends du plaisir au travail, cela ne mérite plus vraiment le nom de travail (Je n’en suis pas sûr mais il me semble me rappeler que le mot travail viendrait du latin d’un mot qui signifie torture ). Donc le travail c’est comme les médicaments ! Pour être efficace un médicament est supposé devoir être mauvais ! et un “vrai” travail ne peut que se faire dans la douleur ! (Sic !)…Maintenant pour être performant il vaut mieux que le travail – ou quel que soit le nom qu’on lui donne – se fasse avec plaisir.
P.S. : il semble y avoir un petit raté dans la numérotation des Mythes (Le mythe 4 semble avoir été attaqué par une mite – désolé c’est la chaleur !)
Oh! Les mites du mythes ont frappé! J’ai une difficulté récurrente avec les numérotations, ça doit cacher quelque chose… merci de me l’avoir signalé!
Si travail vient de tripalium, celui-ci ne signifie pas qu’un instrument de torture, c’était aussi le terme qui designe un dispositif pour contenir les animaux pour le ferrage par exemple, qui signifie donc contraindre. L’acception “torture serait apparue plus tard. Plein d’explications intéressantes ici: https://sites.google.com/site/etymologielatingrec/home/t/travail