J’ai été invitée au colloque Quels dirigeants, quelles dirigeantes pour demain?, organisé par le groupe Grandes écoles au féminin (GEF), suite à une étude menée sur le sujet. Cette étude très riche a abordé le sujet sous plusieurs angles, que je vous propose de découvrir au fil de plusieurs articles. En commençant aujourd’hui par les trois paradoxes des enjeux de la société… et la bonne nouvelle qui en découle.
Grandes écoles au féminin
Ce groupe très actif regroupe les associations de diplômés de 10 grandes écoles: Centrale Paris, ENA, Ecole des Ponts PariTech, ESCP Europe, ESSEC, HEC, IEP Paris, INSEAD, Mines ParisTech et Polytechnique.
Elle s’est donné pour mission d’être:
- Un observatoire de l’évolution des parcours des femmes et des hommes diplômés de ses écoles et à ce titre a mené 5 études depuis 2003.
- Un acteur qui fait bouger les lignes sur le front de la modernisation des entreprises et des administrations, en premier lieu sur le thème de la mixité du management et top management.
- Un réseau de réflexion, de témoignages et de partage de bonnes pratiques avec les dirigeants ou responsables politiques, intellectuels. GEF organise régulièrement des petits déjeuners sur ces thématiques.
La 5ème étude menée par GEF en partenariat avec Sociovision Cofremca va au-delà de la modernisation des entreprises par la mixité. Elle a questionné 21 dirigeant(e)s et entrepreneurs ainsi que 4200 diplômé(e)s de ses écoles autour de trois axes:
- Les enjeux pour les dirigeant(e)s de demain
- La vision de l’accès au pouvoir et de son exercice (qualités et compétences requises etc.)
- Les propositions d’actions concrètes pour avancer positivement dans cette voie.
L’objectif étant de comprendre pour mieux agir. Voici les résultats de l’étude menée par Sociovision sur les aspirations des français vis à vis des dirigeants et du travail. Ils s’expriment essentiellement en trois paradoxes qui sont le reflet d’une société tiraillée entre technologie et performance d’un côté, et besoins humains de l’autre.
Paradoxe 1: montée de l’autonomie, baisse de la prise de risque
65% des français se sentent pleins de ressources et capables d’entreprendre de nombreuses choses, 53% aiment relever des défis. Pourtant seuls 16% sont prêts à prendre des risques, chiffre en chute libre depuis 97 où il était de 28%.
Ce paradoxe est peut-être le fruit d’une société de plus en plus inquiétante et incertaine, en particulier sur le plan économique et financier. Si le sentiment de compétence augmente, la prudence est de plus en plus de mise: l’ambition oui, mais pas à n’importe quel prix.
Aujourd’hui, l’envie d’entreprendre au sens de créer ou reprendre une entreprise peut être considérée comme une prise de risque inutile et indésirable. Ajouté à cela le fait que préserver sa vie personnelle devient un enjeu de plus en plus important, et même une priorité pour 81% des hommes et 69% des femmes interrogés, et on comprend aisément le manque de motivation à mettre sa situation en danger.
Le sentiment grandissant – à tort ou à raison – d’insécurité morale et financière, augmente l’ampleur des difficultés supplémentaires en cas d’échec: il apparaît plus difficile de rebondir. Le désir de challenge associé au sentiment de compétence ne se traduisant pas par la prise de risque, le besoin de lui trouver un moyen d’expression passe par un désir d’autonomie accru. Disposer d’autonomie dans l’élaboration et la mise en œuvre des stratégies pour mener à bien un projet à l’intérieur d’une structure est, en soi, un défi à relever, mais qui reste dans un cadre relativement sécurisant.
Malheureusement, à une époque où n’importe quelle transition professionnelle peut ressembler à une prise de risque, on en arrive aussi à des situations absurdes dans lesquelles la crainte de la prise de risque est telle qu’elle génère une illusion de sécurité – le boulot actuel – dont la conséquence directe peut être l’aveuglement et la non prise an compte des signaux qui mènent droit au burnout sans même s’en rendre compte.
En revanche, Eloic Peyrache, directeur délégué d’HEC, note une augmentation très forte de l’intérêt pour entrepreneuriat au sein de son campus, qu’il lie à la montée de l’individualisme. Cet engouement des jeunes générations pour la création d’entreprise est peut-être aussi un indicateur fort de la perte de confiance en les institutions et entreprise (3ème paradoxe) qui pousse les jeunes générations à avoir davantage envie de travailler pour eux-mêmes, ce qui jusqu’à il y a peu, était peu ancré dans la culture des grandes écoles.
Paradoxe 2: Dictature de l’immédiat vs quête de sens
Les intervenants ont souligné combien le rapport au temps a changé ces dernières années et comment les nouvelles technologies nous ont propulsés dans ce qui est en passe de devenir une véritable dictature de l’instantané: pour 51% des français, l’essentiel, quand on entreprend quelque chose, c’est d’obtenir des résultats rapides. Et dans le même temps, 78% aimeraient que la société ait un but commun auquel cela vaudrait la peine de se consacrer.
Ce paradoxe n’est sans doute qu’apparent, car l’excès d’immédiateté dépouille l’action de sens, comme par exemple le goût du travail bien fait, la satisfaction durable des résultats pérennes, bref, ce qui s’inscrit dans le temps à long terme. Du coup, il n’est peut-être pas si étonnant que ça de se retrouver en quête de sens ailleurs. Car l’obsolescence quasi immédiate de ce que nous obtenons ne permet pas de construire la satisfaction durable, et par la même une image positive de soi durable. Il devient obligatoire de remettre son métier sur l’ouvrage pour obtenir, encore et encore, des miettes de construction de soi qui, mises bout à bout, n’œuvrent jamais dans le sens d’un édifice solide.
En d’autres termes, une cathédrale, ça ne se construit pas en 5 minutes, et le sentiment à la fois de réalisation de soi, de sens, mais aussi d’utilité, de contribution, c’est à dire ce qui va au delà de nous-mêmes et nous inscrit dans un rôle significatif au sein de la société ne se bâtit pas dans l’éphémère et l’instantané. Le sens produit aussi l’engagement, suscite la motivation et le goût de l’effort, bref, les conditions nécessaires à la réalisation de projets qui ont un peu d’ampleur. Le but commun, quant à lui, favorise l’esprit d’équipe.
D’autre part, le seul profit ne suffit pas à nourrir cette quête de sens. Les participants au colloque ont insisté sur le fait que depuis les années 2000, la quête de sens s’est renforcée autour de l’idée qu’on n’a pas envie d’être responsable du mal-être de la planète.
Cependant, je pense que le sens de ce que nous faisons va plus loin que les enjeux d’environnement durable et s’exprime fortement au travers du sentiment d’utilité au sens large. C’est d’ailleurs un moteur très fréquent chez mes clients en reconversion, qui ont souvent le sentiment, même lorsqu’ils ont des postes à responsabilité, de n’être qu’un rouage au sein de la machine et de ne pas voir le résultat concret de leur action professionnelle.
Rappelons que le sens est un sentiment très personnel et que la question de sa propre contribution au monde qui nous entoure est cruciale dans la construction d’un projet professionnel cohérent.
Cet apparent paradoxe explique peut-être aussi pourquoi la prise de risque est en baisse: l’exigence de rapidité des résultats manque de sens et nécessite un engagement personnel en termes de temps et d’énergie que les français d’aujourd’hui ont de moins en moins envie de fournir, car il correspond fréquemment au sacrifice d’une partie de sa vie personnelle. Sacrifice que 70% d’entre eux ne sont plus enclins à faire.
Paradoxe 3: Contestation des institutions vs demande d’autorité
Seuls 33% des français estiment que les grandes entreprises servent les intérêts du public (35% pour le gouvernement et 20% pour les partis politiques) et à l’inverse, 65% pensent que dans une entreprise, il est normal que le patron décide et que tout le monde obéisse.
Ce paradoxe-là trouve sans doute une partie de son explication dans l’égo. Chacun d’entre nous, en position réelle ou imaginée de diriger une équipe, attend des autres le respect de son statut. Car l’auto-objectivation est un art difficile, et l’on reconnait plus facilement les erreurs des autres que les siennes.
Cependant, ces chiffres marquent aussi un profond désaveu des institutions, une perte de confiance généralisée dans des entreprises et institutions incapables de garantir un minimum d’équité, de sens, ou de la prospérité qui entretiendrait l’espoir de lendemains meilleurs. Lendemains qui, au passage, rendraient la prise de risque moins inquiétante, puisque l’échec apparaîtrait alors moins probable et moins définitif.
Ce désaveu des institutions marque peut-être aussi – et ce serait là la vraie bonne nouvelle – le début du refus de participer à la déshumanisation des entreprises au profit du triomphe du tout-financier. Il se placerait ainsi dans la droite lignée du besoin de sens exposé plus haut, et de la détermination à ne plus agir à l’encontre de ses valeurs, autre révélation de l’étude que laquelle nous reviendrons.
D’autre part, sous la demande d’autorité se cache peut-être aussi le besoin de règles claires, équitables, connues de tous, celles qui font que chacun peut s’y reconnaître, reconnaître sont rôle et comprendre celui des autres – donc sait quand, comment et sur qui s’appuyer en cas de besoin. Le tout constituant des vitamines à sentiments d’appartenance et de reconnaissance, fondations indispensables de la collaboration et à l’engagement. Il s’agirait alors d’un équilibre entre marge de manœuvre personnelle dans un cadre clair.
Bonne nouvelle
Ainsi, ces paradoxes sont peut-être une bonne nouvelle. L’évolution de la société et des stratégies d’entreprises, après avoir exploré les itinéraires inhumains de la performance à tout prix, pourrait bien prendre un virage serré pour s’intéresser à des alternatives viables et compétitives mais plus porteuses de sens, plus respectueuses des besoins fondamentaux et des limites naturelles de l’être humain.
Il y a là, pour les dirigeants de demain, matière à réfléchir sur les enjeux à la fois collectifs et individuels dans le développement de leurs entreprises:
- Développer des entreprises porteuses de sens, qui donnent le sentiment à leurs salariés de contribuer à l’amélioration de la vie et à la préservation de la planète, plutôt qu’à gonfler le portefeuille de ses actionnaires.
- Donner à chacun accès aux outils nécessaires à l’identification des valeurs personnelles et de la définition, au niveau individuel, de ce qui fait sens, de façon à pourvoir construire des itinéraires professionnels cohérents. Ce qui passe bien entendu par l’exploration de soi, de ses aspirations et des ses besoins professionnels.
Et la suite des résultats de cette étude va dans ce sens, puisque le profil du dirigeant de demain est diamétralement opposé à celui du dirigeant d’aujourd’hui, comme nous le verront la prochaine fois.
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Contestation des institutions vs demande d’autorité, chaos et ordre sont deux facettes d’une même médaille, deux facettes, deux aspects de la vie humaine qui se complètent. Le besoins d’ordre et de sécurité est inhérent à la nature humaine comme d’ailleurs le besoin d’évoluer, de se détacher d’un ordre trop contraignant.
Ce n’est pas l’attachement à des dogmes à des idéologies, à des modèles de pensées fixes qui ont permis à notre monde d’évoluer, mais le détachement de modèles rigides, le remplacement de modèles anciens par des modèles nouveaux, d’un savoir désuet par un savoir nouveau, notre capacité d’adapter notre manière de penser.
Le management qui a pour fonction de maîtriser le chaos à travers des structures d’ordre montre ses limites. La conduite de systèmes sociaux avec des méthodes scientifiques traditionnelles, issue de la pensée cartésienne arrivent au bout de leur capacité ordonnatrice. Nos systèmes de santé, nos systèmes de retraites, nos marchés financiers, nos systèmes de sécurité, nos systèmes de collaboration, nos systèmes de solidarités en donnent aujourd’hui une image saisissante.
Trop d’ordre amène du chaos et le chaos amène de l’ordre.
Deux facettes d’une même pièce, oui, c’est ce qui rend ces paradoxes au fond peu paradoxaux, dans la mesure ou tout est question d’équilibre entre nos différents besoins, et que cet équilibre est de l’ordre du personnel.
En même temps, je ne te rejoins pas sur l’appréhension plus politique de l’affaire. J’ai du mal à mettre dans le même panier les systèmes de retraite et de santé et les systèmes financiers…. Ce sont bien les systèmes financiers qui, en forme de chant du cygne du capitalisme agonisant qui n’arrive pas à se réinventer, voudraient nous faire croire que la sortie est à chercher du côté de l’anéantissement de la solidarité et de la mutualisation.
merci Sylvaine de partager les résultats de cette étude et le contenu des échanges.
Je crois qu’il est intéressant de différencier “management entrepreneurial” et “entrepreneuriat”, une des différences est probablement et justement la prise de risques…
C’est drôle, nous avons aussi abordé sur id-carrieres ce jour les mêmes enjeux relatifs à la motivation, aux règles du jeu, à la confiance, à l’engagement individuel et collectif, au management… en traitant des réseaux sociaux d’entreprise et des pratiques collaboratives. Ils peuvent être un levier de transformation des organisations à condition que les règles du jeu soient revues donc les valeurs (http://bit.ly/ymn3EO), un espace supplémentaire d’apprentissage individuel aussi (compétences métiers/compétences relationnelles)
Concernant la trajectoire professionnelle, c’est effectivement un travail d’équipe entre l’entreprise et les salariés, chacun a une responsabilité : le salarié doit être proactif/entrepreneur dans le développement de ses compétences métiers et comportementales et dans ses choix d’orientation professionnelle, les entreprises doivent y contribuer en proposant des dispositifs d’acquisition et de renforcement des compétences techniques et comportementales, des dispositifs de réflexion qui servent autant leurs finalités économiques à court et moyen terme que leurs responsabilités sociales (engagement sur l’employabilité)….
🙂