Au-delà de ce titre volontairement racoleur et faussement polémique, il y a deux aspects de l’intelligence émotionnelle qui me posent problème. Le premier, son appellation, peut paraître anecdotique, mais a un impact parfois trompeur. Le second, plus dérangeant à mes yeux, c’est l’absence de traitement des origines de l’émotion, au profit du traitement de ses conséquences, qui me paraît intellectuellement insatisfaisant d’une part et psychologiquement insuffisant d’autre part.
L’intelligence émotionnelle : joli produit marketing
Nous vivons une époque formidable dans laquelle le ripolinage linguistique permet de redonner de jolies couleurs à tout un tas de choses sans avoir à en modifier le contenu. Dans la course au toujours mieux, toujours plus fort, toujours plus over-bien, tout est en train de devenir du domaine de l’intelligence… Intelligence économique, intelligence collective, intelligence sociale, interpersonnelle et donc, logiquement, intelligence émotionnelle. Donnez un coup de pied dans les théories des consultants et il tombe de l’intelligence en veux-tu en voilà. C’est pas merveilleux ça ?
Disons-le, le choix de terme “intelligence émotionnelle” a un côté très sexy sur le plan marketing, Pour deux raisons :
- Il sépare les émotionnellement supérieurs des émotionnellement demeurés, tout juste dignes d’un bocal à con. Il ne peut que flatter l’égo de ceux qui s’y sont formés et s’imaginent ainsi avoir grimpé de quelques place au hit parade des bêtes à neurones.
- Il prétend à la maîtrise des émotions, graal en ces temps de stress et de burnout : si chaque salarié apprend à maîtriser ses émotions, exit les remises en cause des organisations.
Intelligence vs compétence émotionnelle
Inscrire le débat dans la dimension de l’intelligence me paraît totalement hors de propos. Il y a simplement des gens peu connectés à leurs émotions, qui ignorent les messages qu’elles transmettent, voire les deux, ce qui ne les rend pas moins intelligents. Ils représentent d’ailleurs… l’écrasante majorité de l’humanité. Car la raison l’ayant emportée il y a un bail sur les émotions, nous avons oublié leur rôle et leur utilité.
La compétence n’est pas l’intelligence et inversement, l’incompétence n’est pas la connerie. Heureusement d’ailleurs, car ça ferait du commun des mortels un désespérant ramassis d’abrutis.
La compétence émotionnelle consiste à être en mesure de reconnaître ses propres émotions, ainsi que celle des autres, à déchiffrer les besoins insuffisamment comblés qui les ont déclenchées dans le contexte où elles se sont exprimer.
Le contrôle des émotions : une vraie fausse bonne idée
D’autre part, l’intelligence émotionnelle prétend au « contrôle des émotions », ce qui est une fumisterie, puisqu’elles sont une fonction naturelle indicatrice d’un besoin à satisfaire. Au même titre qu’avoir besoin de manger ou dormir. C’est comme contrôler une envie de pisser : au bout d’un moment, c’est le corps qui gagne et le résultat n’est pas joli-joli.
S’imaginer qu’on peut contrôler ses émotions est donc une illusion. Elles sont une réponse complexe (physiologique, cognitive) ultra personnelle à une situation, en fonction des besoins mal comblés mis à mal par cette situation. Il n’y a donc pas de baguette magique, si intelligente soit-elle, qui permet de contrôler la réaction.
A l’évidence, puisqu’il parle de “contrôle” des émotions, le principe de l’intelligence émotionnelle est séduisant pour les entreprises. Super-pratique sauce marketing, puisque si les salariés parviennent enfin à devenir un peu moins crétins émotionnellement, ils vont enfin maîtriser leurs petits nerfs et il ne sera pas nécessaire de mettre en œuvre des modifications profondes dans les systèmes de fonctionnement de l’entreprise. De là à mettre le burnout et le harcèlement sur le (bon) dos unique d’un salarié émotionnellement sous-développé, responsable de son propre malheur, il n’y a qu’un pas, que certains RH franchissent avec beaucoup de cynisme, au regard des situations vécues par certains de mes clients.
J’entendais ainsi l’autre jour, lors d’un réunion sur le bien-être au travail, un consultant promettre la fin des conflits grâce à l’intelligence émotionnelle. Disons-le tout net, je m’inscris en faux: non, elle n’a pas ce pouvoir. Et la promesse de tels bénéfices est une absurdité. Remettre des émotions dans sa communication ne supprime pas les conflits ou les désaccords, ne crée pas un monde merveilleux d’amour et de perpétuel consensus, dénué d’émotions excessives et antisociales. C’est un moyen de les gérer quand ils (les conflits) et elles (les émotions) se présentent et d’éviter qu’ils/elles prennent une tournure trop sinistre ou trop violente.
Maîtrise de l’expression et non pas de l’émotion
Ne confondons pas maîtrise de l’émotion et maîtrise de son expression. A l’évidence, penser gérer un conflit en laissant libre cours à une colère génératrice de noms d’oiseaux improbables est une fausse bonne idée. Mais ce n’est alors pas l’émotion que nous choisissons de maîtriser pour résoudre le problème : c’est son expression. L’émotion, elle, est présente, intacte, et la maîtrise de soi n’est pas la maîtrise de l’émotion.
Or cette maîtrise de notre réaction n’est qu’une étape sociale indispensable pour éviter des débordements qui laissent des traces dans la relation. Cependant, elle est loin d’être suffisante pour diminuer les sensations physiques et mentales qui l’accompagnent et peuvent générer du stress. Sans lecture du message, nous ne faisons que remettre l’émotion dans notre poche avec un mouchoir par-dessus, quitte à la ruminer. A la première occasion, elle se manifestera avec plus de véhémence.
Les émotions sont-elles intelligentes ?
J’ignore si les émotions sont intelligentes, mais en tout cas elles ne sont ni stupides ni inutiles, ni irrationnelles, puisqu’elles nous renvoient des messages importants sur les menaces à notre bien-être quand elles sont négatives, et sur ce qui le favorise quand elles sont positives. Elles nous permettent donc de vivre mieux, plus en harmonie avec nous-mêmes et notre environnement, plus en cohérence avec nos valeurs et nos convictions.
Nous ne sommes que le produit de nos émotions et chaque envie, chaque décision, chaque mise en action, si rationnelles nous voudrions qu’elles soient, sont le fruit de ce qu’elles nous dictent. Alors il est certainement grand temps de les écouter et d’entendre leurs messages, qui augmentent la capacité d’adaptation.
De ce point de vue, si l’on adopte la définition de l’intelligence comme “Aptitude d’un être humain à s’adapter à une situation, à choisir des moyens d’action en fonction des circonstances” (Larousse) alors les compétences émotionnelles font partie de l’intelligence tout court et on peut probablement accepter le terme intelligence émotionnelle comme l’une de ses composantes. A condition d’aller un poil plus loin et de distinguer les compétences émotionnelles des compétences relationnelles et d’aller un poil plus loin que les techniques de l’intelligence émotionnelle dans la gestion des premières.
Intelligence émotionnelle vs compétences relationnelles
Daniel Coleman lui-même, inventeur du concept d’intelligence émotionnelle, se préoccupe aujourd’hui essentiellement d’ intelligence relationnelle. Le terme relationnel est beaucoup plus adapté, dans la mesure où l’intelligence émotionnelle propose surtout un ensemble d’attitudes à adopter, qui vont faciliter la relation, la rendre moins stressante et donc générer moins d’émotions négatives. En cela, ces principes sont tout à fait bénéfiques et gagnent en transparence à être renommées.
Développer les compétences relationnelles, en particulier en remettant de l’émotion dans ses interactions, est un moyen formidable d’assainir l’ambiance au travail d’une part, et de nourrir les égos affamés de reconnaissance et autres besoins socio-affectifs d’autre part. Un double bénéfice qui ne peut que diminuer le stress et encourager une atmosphère plaisante qui participe du bien-être. Et c’est en particulier au niveau de la communication interpersonnelle que tout se joue, voici donc trois pistes :
En même temps, si tout cela permet de générer moins d’émotions négatives, il n’y a pas ici de compréhension du rôle des émotions, donc pas de gestion véritable. Si les émotions déboulent par un autre chemin que l’itinéraire relationnel ou bien si elles sont un brin complexes à analyser, la personne sera toujours peu en capacité d’en traiter le message. Elle réagira, même à tête reposée, sur un message paravent et en n’allant pas au cœur du message de l’émotion, elle ne fera qu’ignorer un besoin qui reviendra s’exprimer plus fort.
Développer les compétences émotionnelles
La connaissance et la compréhension des émotions, de leur rôle et des messages qu’elles transmettent ne rendent pas plus intelligent: elles permettent de mieux s’adapter à notre environnement ou de mieux l’adapter à nous en travaillant à combler nos besoins. Par extension, on pourra diminuer la fréquence et l’intensité des émotions en traitant ses déclencheurs et donc de minimiser les occurrences du stress. On pourra aussi s’appuyer sur cette connaissance, lorsqu’une émotion dérangeante intervient, pour identifier le réel déclencheur et agir dessus, dans la mesure du possible (nous ne contrôlons pas toujours l’environnement).
A ce titre, une véritable lecture émotionnelle est essentielle pour identifier les besoins à combler cachés derrière les déclencheurs. Ainsi, dire que la peur signifie un besoin de sécurité est une vision simpliste de cette émotion complexe, qui risque d’obtenir l’effet inverse du but recherché, car l’excès de sécurité peut être aussi angoissant que son absence, en générant le sentiment d’être prisonnier.
D’autre part, la lecture émotionnelle qui regroupe un ensemble de compétences (identification des états de défense aux émotions, compréhension des besoins à combler, satisfaction de ces besoins) a un double bénéfice puisqu’elle se décline en deux temps :
- La lecture émotionnelle au service du bien-être : le sien propre, en identifiant les besoins à combler et en les satisfaisant, au lieu de blâmer un responsable externe de l’émotion.
- La lecture émotionnelle au service des relations : le sien comme celui de l’interlocuteur, en identifiant ses besoins mal satisfaits au travers de ses réactions, nous pouvons mieux comprendre ce qui les motive, son système de perception du monde et ainsi apprendre à mieux communiquer avec lui.
D’autre part, reconnaître les émotions n’est pas toujours facile: nous avons tellement l’habitude de les nier, de les vouer aux gémonies que parfois nous avons même du mal à mettre des mots dessus, autre que “stress”, fourre-tout émotionnel trop vague pour pouvoir accueillir l’émotion et en faire quelque chose d’un pouilème constructif. Pour vous aider à trouver les mots:
La combinaison compétences relationnelles et émotionnelles
C’est l’association des compétences émotionnelles et relationnelles qui permet vers un mieux-être à la fois personnel et interpersonnel. Et de ce point de vue, l’intelligence émotionnelle pêche au niveau des émotions, puisqu’elle n’en donne pas une grille de lecture qui permet d’aller au coeur de leurs déclencheurs. Ces compétences restent à distinguer l’une de l’autre et si aucune des deux ne rend plus intelligent, elles favorisent des environnements où il fait meilleur vivre.
Réapprenons donc à écouter nos émotions et à les partager… en bonne intelligence, avec elles et avec les autres;)
Lectures complémentaires:
Les individus risquent d’imploser : maîtriser ses émotions ou lâcher prise ? – Cercles Les Echos
Émotions, organisation et management : une réflexion critique sur la notion d’intelligence émotionnelle – Cairn info
Voir aussi
Les émotions, alliées du bien-être au travail
Les émotions: amies fidèles ou ennemies incapacitantes?
De l’importance de la distinction entre stress et émotions
Efficacité professionnelle et émotions
Les talents naturels au coeur de nos émotions
Emotions et culpabilisation
Accueillir ses émotions avec bienveillance
Collaboration, conflit et lecture émotionnelle
Dossier: Compétences relationnelles
Dossier: Comprendre les émotions
Aller plus loin
Vous voulez mieux comprendre vos émotions et les mettre au service de votre bien-être et de vos relations? Ithaque vous accompagne. Pour tous renseignements, contactez Sylvaine Pascual
comme d’hab, encore un article passionnant ici 🙂
2 petites réflexions/questions si tu me le permets …
– l’intuition … c’est de l’intelligence émotionnelle ?
– et quand tu dis “le principe de l’intelligence émotionnelle est séduisant pour les entreprises” … en es-tu certaine ?
parce que c’est pas mesurable … ça peut pas entrer sur une ligne de gestion … y’a pas de ROI associé …
‘fin bref … article très intéressant qui promet de belles discussions ;)
Bonjour Philippe,
Peut-être qu’il aurait été plus juste de dire qu’il est séduisant pour les entreprises de dire qu’elles s’intéressent à l’intelligence émotionnelle. Et ça fonctionne d’autant plus que ça participe de la marque employeur, autre fumisterie potentielle.
Quand en revanche tu expliques aux entreprises que les besoins dont les émotions sont les messagers ont des expressions individuelles qu’il convient de prendre en compte pour créer un véritable bien-être générateur de performance, d’une part, et que des ré-organisations structurelles sont nécessaires pour y parvenir, c’est tout de suite beaucoup moins pratique que d’exiger du salarié qu’il apprenne à maîtriser ses nerfs! Quelques mesures-pansements estampillées bien-être au travail, comme une salle de relaxation ou une formation express en intelligence émotionnelle, c’est quand même moins compliqué;)
La question de l’intuition est passionnante. Si pas intuition nous parlons de ce que nos tripes ont à dire, par opposition à ce que dit notre tête, alors certainement, car ces messages sont directement liés à nos émotions. Toute la difficulté, c’est que nous avons consciencieusement enveloppé ce qui se passe dans nos tripes dans des croyances de toutes sortes qui nous poussent à confondre intuition avec
– Ce que la société au sens large nous dicte
– Ce que nous voudrions entendre
Du coup, l’intuition devient trompeuse. Reconnecter avec ses émotions et les messages qu’elles transmettent peut être un excellent moyen de reconnecter avec notre intuition. Cependant, l’intelligence émotionnelle en temps que technique ne s’intéresse pas aux états de défense aux émotions, coeur de leur message. Or il ne suffit pas de reconnaître qu’on est en colère, par exemple, pour comprendre le véritable message de l’émotion. La plupart du temps nous croyons que la colère concerne le comportement d’autrui, alors qu’en réalité elle concerne… le nôtre!
Bonjour
Tout d’abord merci pour votre blog et vos billets, je vous lit avec grande assiduité.
je réagis un peu tard sur celui ci.
En anglais , le terme intelligence definit l’intelligence (opposition de stupidité) mais également “renseignement” ( ex CIA) .
Ainsi l’intelligence economique correspond plus pour moi à du renseignement (connaitre ce qui se passe) que a de l’agir correctement.
N’en est il pas de meme pour l’intelligence relationnelle? la traduction du terme pourrais se lire “prendre conscience de ses emotions” (sous entendu pour mieux les maitriser).
Apres je suis d’accord avec vous que l’idée de considérer la maitrise des émotions comme une compétence innée et mesurable est un peu stupide.
Pour moi le QE (et le QI d’ailleurs) sont à prendre avec des précautions.
Merci de votre attention
Cordialement
Pierre
Prendre conscience de ses émotions… oui, sans doute. En même temps, c’est aussi ce que je reproche à l’intelligence émotionnelle: s’arrêter à la prise de conscience, sans en faire grand chose.
Et je suis d’accord, tous les Q-quelque chose sont à prendre avec précaution! Le QE ne vaut sans doute ni plus ni moins que le QI, il serait sans doute temps d’évaluer ensemble toutes les formes d’intelligences, plutôt que d’en privilégier une au détriment des autres. Si tant est qu’il soit vraiment nécessaire d’évaluer l’intelligence, ce qui est un autre débat;)