Comment parler d’amour au travail ? Voilà l’une des questions posées par un participant à la Nuit de l’optimisme, en février 2015. Lancée avec les tripes, comme un appel plus que comme un cri d’alarme d’ailleurs. Pas au sens d’amour sentimental (quoi que, mais c’est un autre sujet), mais l’amour au sens large, l’unité, le lien, l’amour de soi, de l’autre, du travail bien fait, de l’entreprise etc. toutes ces dimensions nourrissantes et réjouissantes d’un besoin qui, lorsqu’il est satisfait, est un sacré vecteur de confiance et de plaisir au travail.
Parlez-moi d’amour (en entreprise)…
Parce que l’amour, on en a bien besoin. Parce que c’est vital, rappelons-nous l’hospitalisme. Et les enfants ne sont les seuls concernés ! Et pas que dans cette définition limitée d’amour sentimental mais « dans le sens plus large et universel de lien d’ « Unité ». comme le dit cet article de manager positif.
Dans ce billet publié chez Clés, Denis Marquet note que nous sommes tous en manque d’amour et qu’on peut :
« déplacer le manque sur autre chose (je n’ai pas assez d’argent, de considération, de pouvoir…) ou de s’anesthésier suffisamment pour ne plus éprouver la morsure de l’insatisfaction (par le travail, le divertissement, la rêverie, la consommation, etc.) » sans jamais réussir à combler la carence affective.
Besoin fondamental et universel, l’amour sous toutes ses formes est essentiel au travail comme dans tous les domaines de notre vie : amour de soi, amour de l’autre, amour du travail bien fait, amour désir de travail, amour envie, amour appétences etc… Tout cet élan générateur d’énergie et de joie directement réinvesties, ces amours-là sont bien mises à mal dans un univers professionnel qui se gargarise d’être impitoyable et justifie ses dérives anti-sociales derrière des affirmations navrantes ponctuées de la pitoyable expression préférée des poltrons de l’entreprise, l’incontournable« bisounours ».
Pourtant nous sommes tous des bisounours qui aspirent à de l’amour à en donner et à en recevoir, et son manque est un facteur majeur de mal-être au travail, qui se traduit par un sentiment de solitude, d’isolement, de manque de soutien, de reconnaissance, de perte de sens. Celui qui n’aime pas son travail, autant que celui qui n’en aime pas les conditions relationnelles ou organisationnelles, aura du mal à être heureux et impliqué dans sa vie professionnelle. Ainsi l’amour, ce sentiment fort et positif qui est le contraire de la haine, de l’indifférence ou du dégoût, c’est l’huile qui met du liant dans la mayonnaise du plaisir au travail.
… Ou pas
Reprise par Sophie Peters, animatrice de la table ronde clôturant la Nuit de l’optimisme et adressée au panel d’experts, la question “Comment parler d’amour au travail?” n’a pas suscité beaucoup d’enthousiasme et de retours nourrissants. Sujet délicat ? Trop de croyances sur l’absence de lien entre amour et travail ?
- Nicolas Peltier, PDG et fondateur d’Anatole, a regretté le cloisonnement entre vie professionnelle et vie privée, qui réduit nos possibilités de satisfaire notre besoin d’amour à 30% de notre temps, alors que le manque d’amour au travail est responsable de bien du malheur.
- Vincent Dormieu, de Chronoflex, a souligné que les félicitations et la célébration des victoires, absentes de son entreprise jusqu’à sa « libération », ont changé les relations et le sentiment d’être heureux au travail.
Je vous propose donc de réhabiliter le bisounours qui vit silencieux et bien tapi au fond de nous et d’oser parler d’amour en entreprise ! Dans ses différentes dimensions, avec l’idée que chacun d’entre nous a la possibilité de remettre dans le travail un peu plus d’amour que d’ordinaire, au bénéfice de son bien-être bien sûr, mais aussi de tout son écosystème, d’un bien personnel et commun précieux : le plaisir au travail, le plaisir de travailler, le plaisir d’être ensemble et de travailler ensemble.
Amour de l’entreprise
Existe-t-il encore ? Dans le passé, il y avait parfois une grande fierté à travailler pour telle ou telle entreprise, qui était perçue comme une communauté œuvrant ensemble vers un objectif qui contribuait au bien commun (produire des voitures, relier les hommes etc.). Cet amour de l’entreprise se traduisait par de la loyauté, de la fidélité et une fierté liée à un sentiment d’appartenance fort et porteur de sens. Un des mes clients me parlait l’autre jour de son immense déception: 15 ans passés dans un entreprise choisie parce que c’était “une belle entreprise familiale, soucieuse de ses produits et de son personnel” et dont les valeurs aujourd’hui ne brillent que dans ses discours sur les réseaux sociaux.
Quelle vaste plaisanterie aussi que cette « guerre des talents » entre entreprises qui cherchent à attirer et fidéliser le salarié idéal à coups de marque employeur et qui ensuite le pressurisent, le laissent se faire harceler (aah l’absence de courage managérial qui consiste à virer le harcelé plutôt que le harceleur), le transforme en harceleur (l’enclume et le marteau des objectifs inatteignables vs collaborateurs s’y prête), qui oublient de le former et le placardisent au premier faux pas ! Quelle fierté ressentir à travailler pour ces entreprises-là? L’explosion des ruptures conventionnelles est un reflet sinistre du manque d’amour en entreprise qui engendre le manque d’amour pour l’entreprise et nourrit la méfiance et l’animosité.
Pourtant, l’amour de l’entreprise et la fierté de travailler pour elle participe du sentiment d’appartenance, besoin fondamental dont la satisfaction favorise l’engagement et la motivation, l’envie de jouer un rôle actif dans la cohésion et d’entretenir la collaboration et la qualité des relations.
Redévelopper l’amour de l’entreprise passe peut-être tout simplement par des entreprises qui retrouvent du sens en redéfinissant le bénéfice social et humain de leur raison d’être, des entreprises qui prennent soin de leurs employés, au travers des services qu’ils mettent à leur disposition, certes, et qui ont le vent en poupe, mais aussi au travers d’une gestion plus humaine, plus intelligente et moins modélisée des personnes (et non pas des « talents » ou du « capital humain »). Et revenir à la mission de l’entreprise. Ce qui permettra aux salariés en transition de carrière ou aux chercheurs d’emploi d’apporter un soin tout particulier à leurs choix d’entreprises dans lesquelles ils vont postuler, en fonction de raisons d’être en harmonie avec leurs propres valeurs.
L’amour du travail bien fait
L’amour du travail bien fait, à défaut d’être une constante universelle parmi les salariés, est bien plus courante qu’on ne l’imagine, même le cliché du salarié tire-au-flanc à la peau dure. Preuve de savoir-faire, d’expérience, d’habileté ou à minima d’application, la qualité d’exécution d’une tâche est la condition sine qua non d’une journée de travail dont on ressort content de soi et donc de la fierté, du sentiment d’accomplissement de soi.
Malheureusement, les conditions du travail bien fait ont été sacrifiées sur l’autel du travailler vite et du travailler ensemble. Le culte du tout-collaboratif (lorsqu’il devient excessif) mélangé à celui de l’urgence, déguisés en quête de performance a tué le temps des valeurs communes et du travail bien fait, parfois au nom d’un anti-perfectionnisme présenté comme salutaire. Moins de temps, moins de moyens pour faire la même chose et en plus, débrouillez-vous pour travailler ensemble! Dans un billet publié chez Expectra, Elsa Fayner, journaliste spécialiste des questions professionnelles note:
“Qu’il existe des conceptions différentes de la qualité du travail, dans l’entreprise, c’est normal », estime Yves Clot, psychologue du travail. « Mais vous remarquerez que ceux qui se suicident étaient les plus attachés au travail bien fait, et qu’ils ont souffert que la définition de celui-ci ne soit même pas discutée ».
Cet amour du travail bien fait se retrouve quasi constamment chez les candidats à la reconversion, souvent des cadres impliqués mais pressurisés, au rythme effréné, qui cherchent des métiers où ils ont le sentiment qu’ils pourront prendre leur temps. Non pas tant travailler moins que travailler mieux, plus intelligemment et préserver le sens qu’ils donnent à leur métier/fonction, qui découle du sentiment de contribution plus fort né du travail bien fait.
L’amour du métier
Aimer son métier, c’est certainement le graal de la vie professionnelle, mais épargnons-nous le cliché tartouille qui commence par “choisissez un travail que vous aimez”, qui est aussi faux que naïf (et oui, je me plaît à contredire Confucius puisque je ne suis pas d’accord avec lui;) comme une opposition inévitable entre rêve de paradis professionnel et fantasme du labeur forcément subi. Non, l’amour du métier n’est pas à lui seul une garantie de bonheur au travail.
Aimer son métier ne signifie certainement pas qu’on va nager dans un quotidien lagon bleu des mers du sud. D’une part, les aléas professionnels d’un métier choisi et apprécié sont comme partout ailleurs: imprévisibles et monnaie courante. D’autre part la vie professionnelle ne va pas ressembler à des vacances aux Maldives comme par enchantement ou juste parce qu’on aime son métier. L’amour de son métier n’efface pas miraculeusement les impondérables, les cahots, les petites et grands emmerdements de la vie au boulot: il rend la gestion du quotidien plus fluide et plus agréable, procure de plaisir dans les tâches et de la joie. Ce qui permet à la fois de compenser émotionnellement les difficultés, de mieux leur faire face et d’avoir une sentiment global d’être plus heureux.
Il y a aussi la question du cadre: aimer son travail tout en l’exerçant dans des conditions difficiles à supporter génère 25 à 30% des désirs de reconversion que je rencontre. Il est donc essentiel, pour que l’amour du métier ne soit pas gâché par l’environnement, de pratiquer un minimum de job crafting pour assurer un plaisir au travail durable.
Une fois ces deux conditions (amour du travail et adaptation du poste à soi-même) l’enthousiasme, l’envie, la bonne humeur, le plaisir, le sentiment d’être heureux engendrés par l’amour de son métier ont aussi des répercussions directes sur l’entourage professionnel : ils rendent communicatifs, engageants, motivants, potentiellement plus collaboratifs.
Je l’ai déjà dit, tant qu’il y aura des gens pour accepter des jobs pourris, il y aura des entreprises pour leur en proposer. Aussi, choisir soigneusement les conditions dans lesquelles nous voulons les exercer et sélectionner les entreprises en fonction est une façon de reprendre une part de pouvoir dans la course à la peur savamment entretenue pour mieux soumettre. C’est aussi faire preuve d’amour de soi et de son métier que de ne pas tout accepter. Voir
- Job crafting: devenir l’artisan de son propre plaisir au travail
- Boulot idéal, une réalité à inventer?
Le travail, cet obscur objet du désir
Le travail et la relation que nous entretenons avec lui n’est pas uniquement influencée par la nécessité de gagner sa vie et de subvenir à ses besoins (ou ceux de sa famille). Pourquoi travaillons-nous, comment sommes-nous arrivés dans la situation professionnelle dans laquelle nous sommes ? Quels sont les éléments qui ont orientés nos choix ? Comment le travail façonne notre identité ?
Les Français restent très attachés à la valeur travail, comme le montre ce sondage Ipsos pour l’association Lire l’économie et Le Monde puisqu’ils sont 91% à “aimer le travail”*, même s’ils sont de moins en moins nombreux à le considérer comme un moyen de s’épanouir (Etude Ifop)**. Mais de quel travail s’agit-il exactement? Le désir naît d’un manque, d’un besoin à combler, qui nous pousse à faire quelque chose de nous-mêmes et de notre vie professionnelle. le désir de travail est associé aux moteurs responsables de nos actions: s mettre en mouvement, de faire des choix de carrière, d’entreprise, de poste etc.
Dans les méandres obscurs de nos motivations se tapissent les éléments spécifiques de notre relation au travail, des appétences et aspirations qui font que nous nous y sentons bien ou pas. Or il semble que le sentiment de satisfaction et d’accomplissement déclinent vertigineusement, comme le souligne cet article de Sophie Peters pour Le Monde, Et si on aimait moins le travail:
“Entre amour et haine, entre espoir et illusion, les français, (…) entretiennent avec le travail une relation passionnelle pour ne pas dire fusionnelle. Telle une histoire d’amour déçue, notre relation au travail est aujourd’hui empreinte d’un fol espoir d’épanouissement contredit de plus en plus vivement par les conditions concrètes du travail et de l’emploi.
« C’est une sorte de duperie : l’individu s’investit dans le travail parce qu’il croit qu’un jour il va y gagner quelque chose en plus. Comme il se révèle très efficace, l’organisation l’utilise…et le piège. A un moment tout s’écroule et il tombe dans un épuisement professionnel qui a tous les signes d’une maladie de la reconnaissance », indique Bruno Lefebvre, psychologue praticien, et consultant”
Il convient sans doute de rendre à nouveau le travail désirable, parce qu’il est lieu d’expression de ses talents naturels, de ses appétences, lieu de reconnaissance et de confiance, lieu d’accomplissement et de travail bien fait. Une part de responsabilité revient au travailleur, qui peut “aller piocher dans l’organisation les éléments de son propre bonheur au travail”, pour reprendre les mots de Laurence Vanhée, et là encore, il va s’agir de job crafting. L’autre part de responsabilité revient aux entreprises qui ont tout intérêt à augmenter le nombre de ces éléments mis à disposition, de personnaliser et de diversifier les conditions possibles de travail (horaires, télétravail, poste de travail etc.) et la gestion des tâches par les appétences et pas uniquement les compétences. Voir aussi
Parler de désir de travail, c’est aussi parler de soi, aller à la rencontre de soi, de l’autre et permettre d’accéder aux raisons pour lesquelles nous travaillons et pour lesquelles nous travaillons comme ça. On pourrait imaginer des temps et des espaces de parole dédiés au désir de travail, mais on se heurte bien vite aux résistances habituelles (ne pas dire ou dire comme les autres par crainte des conséquences de l’authenticité). Et si le manager n’est pas le divan de ses collaborateurs, il peut tout de même encourager la parole autour des appétences et des motivations.
Pour aller plus loin, ce passionnant article intitulé Le Travail nous libère-t-il du désir? Où est évoquée la notion de transformation et de regard sur ce processus qui nécessite une certaine patience et qui nous libère :
“Oui, si le travail est par Nature désagréable, il n’est pas pour autant sans satisfactions : il nous procure le plaisir certain de pouvoir contempler le résultats de ses propres efforts, il nous libère par ailleurs de la Tyrannie du désir qui veut tout et tout de suite.”
Au final, toutes ces facettes de l’amour au travail sont liées à l’accomplissement de soi, au plaisir, à la fierté, au sens. Et comme leur définition est particulièrement subjective, il s’agit surtout de libérer la parole et de parler en entreprise de ces éléments de l’amour en entreprise, de l’amour de l’entreprise. Nous continuerons l’exploration des différentes facettes de l’amour au travail dans un second billet consacré à ses aspects relationnels: amour de soi, amour de l’autre, management par l’amour.
Crédit photo :« Folsom street bears (3966583452) » par istolethetv CC BY 2.0 via Wikimedia Commons
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Aller plus loin
Vous voulez redonner du sens à votre vie professionnelle au travers d’une reconversion ou d’une transition de carrière cohérente avec vos valeurs, vos appétences, vos aspirations? Ithaque vous accompagne. Pour tous renseignements, contactez Sylvaine Pascual.
Sylvaine, encore merci pour ce post d’une justesse toute Sylvainesque.
Ce qui me frappe vient du fait que la majeure partie d’entre nous souhaite embrasser ce monde des “bisounours” et souhaite vivre à l’envi cette entreprise pleine de sens. Je dirai simplement que vous farfouillez dans les endroits obscurs de nos esprits pour en faire ressortir des joyaux d’humanité et de créativité. Alors halte aux grands mots et place aux actions concrètes au quotidien pour que les valeurs défendues par celles et ceux qui aiment travailler deviennent des réalités sur le terrain.
Les mots sont injustes et contre-productifs lorsqu’ils ne sont pas suivis de faits. C’est une porte ouverte enfoncée mais elle me paraît encore bien virtuelle pour l’instant.
Encore merci pour vote courage et votre claire-voyance. Christian