Qu’est-ce que la réalité? Uniquement une question de perception: ce que je vois est ma réalité, ce que vous voyez est votre réalité. Du coup, laquelle est à prendre en compte? Car nous pouvons au passage générer des stratégies pas très malignes pour faire passer nos idées et des incompréhensions peu au service de la relation. Laissons le duc, le marquis et la comtesse de Machin-Chose nous expliquer cela.
Julien Pascual, l’innovation et la perception de l’utilisateur
Créatif, râleur et passionné, Julien Pascual aide ses clients de l’industrie informatique à penser autrement leurs logiciels, à se démarquer et à innover ; à mettre en place des stratégies produit différentes, à voir le monde à travers le regard des clients des utilisateurs, des usagers; à secouer les idées reçues. A créer de la valeur par l’innovation, par les produits et les services.
Il n’aura pas échappé à votre remarquable sens de l’observation que Julien et moi partageons le même nom. Ce qui s’explique par le fait qu’il s’agit de mon frère, qui a accepté de venir nous parler de la réalité et de la perception pour nous indiquer des éléments cruciaux à prendre en compte lorsque nous voulons faire passer des idées – donc notre réalité. Ce qui, au delà du monde de l’industrie informatique, est utile à chacun d’entre nous, porteur de projet professionnel, salarié ou entrepreneur.
Dans ce premier volet, il nous montre comment l’évaluation d’une idée se trouve dans l’œil de son utilisateur et dans une seconde partie, nous verrons comment réagir lorsque nos idées suscitent plus de méfiance que d’adhésion enthousiaste..
Le duc, le marquis et la comtesse de Machin-Chose: une question de perception
Un petit matin, un matin brumeux, à l’heure où se cachent les loups et la nuit ; un pré, bordés de silhouettes d’arbres et de limbes, le dernier vol d’une chouette, un matin froid. Deux hommes, à 20 pas l’un de l’autre, deux hommes droits et graves, les mollets tendus dans des bas blancs. Ils ont tombé la veste, enlevé le jabot.
L’un est duc, l’autre est marquis. Ils décideront au premier sang lequel des deux a écrit le plus beau sonnet pour la comtesse de Machin-Chose. Fort de leur certitude, de l’exquise finesse de leur poésie, de toute leur aristocratie, ils sont prêts à prouver de leur vie la supériorité de leur création, écrire la légende littéraire de ce XVIIIème siècle et bien sûr conquérir le cœur et la couche de la délicieuse comtesse.
Oui mais voilà, pendant ce temps là, la comtesse de Machin-Chose a passé une folle nuit de débauche avec le très peu aristocratique et encore moins poète De Bidule de Truc, aventurier et sacré vaurien, tant il semble que les héroïnes aient un penchant pour les gentils vauriens mal rasés. Nos deux duellistes ont la grandeur de leur siècle, mais l’aventurier lui à la comtesse.
La morale de l’histoire ? Notre duc et notre marquis se sont tout deux aveuglés de leur propre certitude et de tout le poids de leur milieu, et se sont tout deux persuadés de détenir la vérité, la seule, l’unique, la vérité avec un V majuscule qui brille au fronton du temple de l’absolu, celle qui ne peut que triompher et leur ouvrir les portes de la gloire et le lit de la comtesse.
Mais ils ont tout les deux oubliés une chose, c’est que pour gagner la couche de la dame, ce qui compte, ce n’est pas leur génie poétique tel qu’ils le pensent. C’est ce qu’elle, comtesse qui ne se laisse pas traiter comme une oie blanche, trouve attirant. Et pas de bol pour le duc et le marquis, la comtesse trouve sexy les bad boys au grand cœur. Et dans le monde de la comtesse, la seule vérité qui compte, c’est celle de la comtesse. Quelle leçon tirer de cette histoire pour tout ceux qui doivent créer, inventer, concevoir ou réaliser quelque chose, un produit, un service, une œuvre, bref avoir des idées et les transformer en quelque chose utilisé par d’autres ?
La perception est la réalité.
Partons d’un postulat. Il n’y a pas de vérité universelle dans le monde des idées.
– S’il existait une vérité universelle sur l’art de la stratégie, toutes les entreprises l’utiliseraient et feraient les mêmes produits.
– S’il existait une martingale sûre à 100% en bourse, tout le monde ferait les mêmes investissements.
Or, ce n’est pas le cas. Force est de constater que, bien que les meilleurs cerveaux la cherchent en permanence, on ne trouve jamais, dans le monde des idées, de vérité universelle et indiscutable. Comme le dis Popper et le résume Luc de Brabandere dans sa petite philosophie des grandes trouvailles « si on n’est jamais sur d’avoir raison, on peut parfois être certain de s’être trompés ».
Tout ce que nous voyons et pensons est déformé par le prisme de nos croyances, de notre morale, de nos valeurs, notre éducation, notre milieu culturel et tant d’autres. Et notre connaissance reste limitée. Comme nous ne sommes que des êtres normaux, ni des artistes ni des illuminés, nous ne connaissons le monde qu’à travers nos sens. Et ce que nous en disent nos sens est interprété en fonction de nos propres schémas et critères : la faculté de percevoir est celle de « faire coïncider ce qui est en face de nous avec des modèles mentaux existant en nous ».
La définition de ce qui est épicé n’est pas la même entre un Indien et un français. Et que tout ceux qui en doutent aillent dans un restaurant indien et demandent un plat épicé! Nous ne connaissons donc pas la vérité, nous en percevons une que nous décidons, consciemment ou inconsciemment (devrais-je dire cognitivement ?) être la vérité. Si je trouve que Star Trek n’est pas crédible et manque de vrai héros qui en ait, alors que Star Wars, quand même, ça c’est le plus grand space opera de tout les temps, il se trouve que, comme c’est ma perception des choses, c’est ma réalité. Donc « paix et sérénité» peut-être, parce que je suis gentil, m’enfin faut pas rigoler, que la force soit avec moi !
Comme l’écrivait Boris Vian, « Cette histoire est entièrement vraie puisque je l’imaginée d’un bout à l’autre ».
Evaluation d’une idée: la perception de son utilisateur
Quand on entreprend une activité avec pour objectif de créer un produit ou délivrer un service, ce qui mesure notre succès, c’est le succès du produit et du service : qu’il remplisse sa mission et qu’il soit accepté, utilisé, valorisé par ceux à qui il est destiné. IBM avait créé, dans les années 90, son propre système d’exploitation, OS/2, pour concurrencer le Windows de Microsoft. Technologiquement, il était bien supérieur. Mais pour autant, le système d’exploitation d’IBM a été un échec. Il a disparu depuis longtemps alors que Windows équipe toujours la majorité des ordinateurs personnels. Je ne sais qui d’IBM ou de Microsoft a eu raison, mais je constate juste que ce qui a compté dans la bataille, ce qui a permis de mesurer le succès et l’échec, c’est le jugement des consommateurs. Et les consommateurs ont massivement préféré Windows.
Je discutais récemment avec un spécialiste de politiques publiques à propos du cas d’une région qui attribue des aides aux étudiants pour l’achat de livres scolaires, sous la forme d’une carte de paiement. Est-ce une bonne politique ? La réponse doit pencher vers le non, car le constat fait est qu’elle n’atteint pas ses objectifs : les étudiants ne demandent pas la carte ou ne l’utilisent pas. Et donc la politique publique n’atteint pas son objectif. Vous pouvez croire offrir le meilleur service ou vendre le meilleur produit, si personne ne l’utilise ou ne l’achète, vous n’apportez rien. Ce qui compte, ce n’est pas votre propre idée de la qualité du service ou du produit, c’est la perception qu’en ont ses destinataires, ses clients. C’est eux qui en font le succès. C’est leur perception à eux, qui est leur réalité, dont vous devez tenir compte, pas la votre. Si vous voulez goûter aux plaisirs libertins avec la comtesse, inutile de vous draper dans la grandeur poétique de votre aristocratie, travaillez juste votre côté baroudeur cynique au grand cœur.
Cette importance de la perception soulève une autre question: comment réagir lorsque nos idées ne suscitent pas l’engouement escompté? Nous avons l’art de mal réagir quand nos idées ne sont pas acceptées et dans la suite de cet article, nous passerons en revue les façons plus ou moins brutales de nous draper dans une dignité offusquée et ce qu’il serait plus judicieux de faire à la place.
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