Où je vous partage un point de vue tout à fait personnel sur l’importance de la distinction entre gratitude et (ré)jouissance, parce que la nuance me paraît plus intéressante qu’un terme unique, fourre-tout paresseux qui banalise l’expérience.
La gratitude, une question de définition
J’aime bien la notion de gratitude, elle est un beau sentiment qui fait du bien à celui qui l’éprouve comme à celui qui en reçoit l’expression. Marque de reconnaissance qui partage de la chaleur humaine et renforce les liens, forcément, ça fait du bien.
Pourtant, la gratitude telle qu’on nous enjoint de la « pratiquer », ce n’est pas tout à fait cela, ou du moins pas que cela. Ce qu’on me souffle dans l’oreillette, c’est que je devrais être reconnaissante envers l’univers, le ciel et ta mère, de tout, pour tout. Et puis, peut-on aussi lire, c’est simplement « être heureux de ce qu’on a », de « ce que la vie nous a offert », pour renforcer la confiance en soi et une « attitude positive » et que l’idéal est d’en tenir un journal. Et pratiquer la « gratitude attitude » pourrait ainsi « changer votre vie » Ah ben voilà : la gratitude du développement personnel, ce n’est plus tout à fait de la gratitude. Proclamé à grand renfort de « citations inspirantes » genre aime ce que tu as, petit scélérat, attribuées de préférence à des philosophes orientaux, parce que, hein, quand même, ça vous pose une vérité vraie, le bonheur, c’est simple comme un concept résumable en une demi-phrase et vous ne le saviez pas ?
La gratitude se retrouve donc dépouillée de son sens au profit d’un concept vague dans lequel on a emballé, entre autres, l’obligation de considérer qu’on a de la chance, qui est une autre version de l’interdiction des émotions désagréables et de l’injonction au bonheur normalisé.
Gratitude vs (ré)jouissance ?
J’avoue, je reste totalement hermétique à la notion de gratitude dont on nous rebat les oreilles tant qu’elle se veut dénuée d’un sujet responsable des bienfaits qui me sont octroyés.
Même si l’affaire est censée avoir plein de vertus. Et c’est bien entendu très probable, cependant je peine à accepter l’idée, pour mon propre bien être, de devoir me proclamer débordant de gratitude plutôt que parfois réjouie, parfois reconnaissante. J’entends que je devrais exprimer de la gratitude, non pas seulement envers mes contemporains qui me font du bien qui pourtant en bénéficieraient largement, mais pour toutes sortes de choses tangibles et intangibles, qui dépendent ou pas de moi et tout cela me laisse le ciboulot pantois. Je devrais ainsi éprouver de la gratitude parce que j’aime ma vie professionnelle, parce que j’ai eu un bourrin basque extraordinaire, parce que maintenant j’ai un charmant cheval anglo-ibérique oxymoronique, parce que les fleurs sur mon balcon sont belles et les arbres de la forêt merveilleux, ou parce que j’aime regarder les chevaux à l’entraînement sur la plage de Jullouville?
Mais de la gratitude envers qui ? Ah ben, elle n’a pas besoin d’être tournée vers une personne, me dit-on, ça peut aussi être la vie ou l’univers. Ben si, justement, elle a besoin d’une personne, c’est l’essence même de sa définition, qui inclue bien un récipiendaire de la reconnaissance « Sentiment affectueux que l’on éprouve envers qqn dont on est l’obligé », nous dit Le Robert.
C’est donc toute la question, la gratitude suppose une personne à qui on reconnait la responsabilité d’un plaisir, d’un bonheur ou d’une joie qu’ils nous ont causé, d’un bienfait qu’ils nous ont dispensé, d’une aide fournie, d’un besoin qu’ils ont comblé. Or qui est responsable du fait que j’ai un travail, que j’aime et que j’ai bricolé selon mes appétences : Dame fortune, une divinité quelconque, le Père Noël ? Qui en est responsable sinon moi-même ? N’est-ce pas moi qui ai œuvré, parfois contre vent et marées, pour le construire ? Et en parallèle, je suis reconnaissante à mes clients d’être les personnes qu’ils sont et du plaisir que j’ai à travailler avec eux. Ce sont deux choses distinctes qui méritent d’être distinguées. Non, la gratitude n’est pas se focaliser sur ce que l’on a ou remercie la chance de voir un beau rayon de soleil le matin. c’est la « reconnaissance pour un service, pour un bienfait reçu ; sentiment affectueux envers un bienfaiteur ».
Devrais-je donc ignorer purement et simplement ma propre contribution dans ce qui m’arrive? Ou bien puis-je simplement me réjouir d’avoir mouillé le maillot quand je l’ai estimé nécessaire et d’avoir obtenu ce pour quoi j’ai mis du cœur à l’ouvrage, me réjouir des aptitudes que ce résultat indique, de savourer au quotidien les fruits de mon ouvrage ? Et en parallèle ressentir de la gratitude envers ceux qui y ont, directement ou indirectement, participé? Car l’un n’exclue pas l’autre.
Gratitude ET réjouissance
Je trouve la « pratique de la gratitude » telle qu’elle nous est trop souvent décrite peu motivante et peu réjouissante : demain la divinité qui m’a accordé la joie immense d’admirer les chevaux sur la plage sera peut-être absente, aussi à quoi bon m’y rendre à l’aurore ? Je préfère me réjouir des chevaux que j’ai vu aujourd’hui et me réjouir d’avance des merveilles que je découvrirai, chevaux ou pas. Car l’aptitude à se réjouir, à s’émerveiller, à savourer me donnera mille occasions de récolter des vitamines mentales : les lumières sur la mer, les petites fleurs jaunes au bord de la promenade, les bébés escargots en vadrouille sur les chardons, un effet de nuage ou je ne sais quoi encore.
N’y a-t-il pas aussi lieu de nous réjouir de ce qui ne dépend pas de nous, ou de ce dont nous sommes nous-même responsable, ou encore de notre contribution dans un accomplissement ? Qui dois-je remercier que ce driver soit venu entraîner son trotteur sur la plage de Jullouville, dois-je considérer que c’est un monumental coup de bol ou bien puis-je simplement me réjouir que ce cheval sur la plage la rend encore plus magique à mes yeux et me réapproprier ainsi ma propre capacité a la jouissance de l’esthétique sans avoir a m’agenouiller devant un tiers éthéré ? Car c’est bien moi qui suis à l’œuvre dans tout ce que me réjouit : le trotteur indiffère le coureur de la digue ou la promeneuse de chien que j’ai croisés ce matin, indiffère mes camarades de villégiature qui ne se lèvent pas à 7h pour aller entendre le rythme des sabots résonner dans le sable et jusque dans mes tripes.
Je crois d’autre part qu’en me réjouissant, j’accède au plaisir, là ou en exprimant une gratitude envers le grand rien, je le dilue. Le driver n’est pas venu là pour embellir la plage et la raison pour laquelle je trouve de la beauté dans sa présence n’a rien à voir avec sa volonté de me faire plaisir. C’est la perception de sa présence qui lui donne sa valeur et uniquement a mes yeux. Et je devrais être pleine de gratitude ? Je crois que je vais seulement m’en réjouir et a l’occasion, aller lui exprimer le plaisir que j’ai eu à regarder son petit alezan si vif. Mais je ne vais pas exprimer envers l’univers de la gratitude pour l’avoir mis au milieu de ma balade matinale. Le driver s’y est mis tout seul et j’ai pris toute seule du plaisir à le regarder.
La gratitude dont je veux bien
S’obliger à une quelconque gratitude sans objet me paraît bien éloigné de l’idée de savourer l’instant d’une part et je vois poindre derrière une injonction à savourer y compris les désagréments, une autre version de l’indigeste verre à moitié plein
J’écris d’une villégiature normande où mon frère est en train de nous préparer du lapin au barbecue et bien entendu, je lui suis reconnaissante de me mettre les papilles en réjouissance, et je le lui dirai. Dès lors qu’un quidam génère une émotion agréable chez moi par ses actions ou sa présence, je suis prête à lui exprimer toute ma gratitude : elle n’est alors pas en l’air à brasser de l’air, mais bien réelle et concrète.
Et il est sans doute là, le véritable intérêt de la gratitude. Ce n’est probablement pas d’en exprimer à l’univers pour ce dont nous sommes nous-mêmes largement responsables, ou pour ce qui nous émeut, mais plutôt de prendre la mesure de toutes les fois où quelqu’un a contribué d’une manière ou d’une autre à améliorer notre vie, à l’embellir, à faciliter l’atteinte d’un objectif, à traverser une période difficile, à nous procurer de la joie, de la satisfaction ou tout autre émotion agréable et à le lui dire directement plutôt que d’en faire un Nième liste, comme ça on sera deux à en bénéficier.
Je me fous de l’univers. Mais je ne me fous pas du tout ce ceux qui participent à embellir ma vie et je les en remercie. De vive voix plutôt que dans un bullet journal!
La gratitude dont je veux bien, c’est donc l’expression de la reconnaissance envers ceux qui m’ont fait du bien. Il ne s’agit donc pas de remercier la chance de ce beau rayon de soleil, mais plutôt mon charmant conjoint pour le café qu’il me prépare tous les matins. « Remercier, c’est donner; rendre grâce, c’est partager. Ce plaisir que je te dois, ce n’est pas pour moi seul. Cette joie, c’est la nôtre. » dit André Comte-Sponville dans Le Petit Traité des grandes vertus.
De l’importance de la distinction entre gratitude et (ré)jouissance
Vous l’avez compris, je n’arrive pas à confondre les deux, à arrondir leurs angles sémantiques pour qu’ils recouvrent une réalité unique.
Je vais donc continuer à faire comme j’ai toujours fait : je vais continuer à distinguer la gratitude et la réjouissance
– Je me réjouis de tout ce que je trouve chouette, intéressant, beau etc. – y compris l’aboutissement de mes efforts et mises en action – et j’en tire le maximum de vitamines mentales. Apprécier ce que l’on a fait partie de cette aptitude à jouir et se réjouir facilement et entretien l’estime de soi.
– J’exprime ma reconnaissance envers tout quidam qui, par ses actions ou sa présence, m’apporte quelque chose que je trouve chouette, intéressant, beau etc. et j’en tire le maximum de vitamines mentales. C’est un élément d’élégance relationnelle qui renforce les liens sociaux, le sentiment d’appartenance et l’estime de soi des deux parties.
La précision dans l’affaire a le mérite de s’opposer à l’appauvrissement sémantique que constitue l’élargissement d’un terme à toutes sortes de pratiques qui n’ont rien à voir, tout en brouillant les cartes, générant au passage des effets pervers. Tout mettre dans le cabas informe de la gratitude, c’est se priver de l’immense biodiversité émotionnelle qui fleurit chacune de nos émotions, cloner, banaliser l’expérience en y collant un terme unique sous la forme d’une émotion obligatoire, plutôt que l’exploration de l’immense variété des sentiments.
S’autoriser à explorer l’impact de l’expérience sur nous-mêmes, de préciser parmi les mille et une nuances laquelle est la plus juste, la plus proche de nous, permet de reconnecter à nous-mêmes, d’écouter ce qui se passe réellement à l’intérieur de nous, ce que nous trouvons beau, intéressant, génial, curieux, plein d’enseignements, nourrissant, savoureux etc. en toute liberté, ce qui nourrit l’estime de soi et la confiance en soi parce que nous sommes alors dignes d’intérêt, y compris à nos propres yeux.
Car par l’observation de l’émotion, nous nous intéressons aussi à nous-mêmes. Une forme d’auto-reconnaissance, de signe d’existence. On peut se trouver satisfait, heureux, comblé, joyeux, heureux, se réjouir, s’enthousiasmer, se délecter, s’émerveiller, reconnaître ainsi l’ampleur et la nature de l’expérience émotionnelle, là où la gratitude la clone, la banalise, la met dans un grand fourre-tout dénué de consistance et la transforme en nouvelle obligation : il faut noter, tenir des carnets, faire des listes, en trouver un nombre précis etc.
Or nous avons besoin de nous intéresser à nous-mêmes autant qu’aux autres, et aux autres autant qu’à nous-mêmes, et à mes yeux c’est bien par l’alternance des sentiments que nous y parvenons, que nous puisons et partageons nos vitamines mentales, y compris relationnelles. En conséquence, j’aime peu l’idée de la ranger sagement sous un terme générique, sac à patates de nos expériences qui contiendrait toute une variété de légumes dont nous aurions perdu le goût. Je préfère largement l’idée d’explorer l’extraordinaire biodiversité émotionnelle (dont la gratitude fait partie), et la saveur qu’elle donne à la vie.
Et vous, envers qui ressentez-vous de la gratitude ? Qu’avez-vous envie de leur dire ?
De quoi vous réjouissez-vous ? Quelle émotion cela vous procure ?
Voir aussi
Biodiversité émotionnelle: la philosophie du pissenlit
Estime de soi: renouer avec notre merveilleuse singularité (1)
Estime de soi: reconnaître ses accomplissements
Elégance relationnelle: mots gentils et reconnaissance durable
L’humilité et la reconnaissance au service du collectif
Elégance relationnelle: explorons la bonté
Répondre au besoin de reconnaissance
Aller plus loin
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